Résurrection d’Etel Adnan
Résurrection d’Etel Adnan
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Une œuvre-vie et trois volumes
Etel Adnan est décédée à Paris le 14 novembre 2021 à l’âge de 96 ans. Née à Beyrouth le 14 février 1925 d’un père haut gradé ottoman syrien et d’une mère grecque de Smyrne, la poétesse de Je suis un volcan criblé de météores. Poésies 1947-1997 et de Sitt Marie-Rose, qui viennent d’être édités aux éditions Gallimard dans les collections « Poésie » et « L’Imaginaire », est désormais reconnue à sa juste valeur. À ces deux beaux volumes parus en novembre 2023, dont le premier est traduit de l’anglais par Marie Borel, Patrice Cotensin, Jean Frémon et Yves Michaud qui en a assuré l’édition, alors que le second est préfacé par Simone Fattal, la compagne de feue Etel Adnan, et Laure Adler, s’ajoute un troisième volume, dans la collection « Art et artistes », dirigée chez Gallimard par Jean-Loup Champion, Etel Adnan. Les anges, le brouillard, le palais de la nuit, par Yves Michaud qui écrit : « Ce livre est une histoire simple. J’ai découvert tardivement la peinture d’Etel Adnan (en 2016 pour être exact) et j’en fus ébloui. J’entrepris alors d’étudier son œuvre de peintre, mais je me suis rendu compte qu’elle était aussi une immense poète et une philosophe comme on n’en trouve plus guère : savante, immensément cultivée, sans lourdeur académique, avec la charge poétique des Physiologues ioniens, comme elle, issus d’Asie Mineure. J’ai eu ensuite la chance de faire sa connaissance. Comme nous habitions à quelques centaines de mètres l’un de l’autre, au fil de visite échangées, j’eus le privilège de parler avec elle, d’écouter la conteuse et la journaliste qu’elle était, d’apprécier sa subtilité philosophique, de bénéficier de sa richesse intellectuelle cosmopolite. »
La simplicité de ce propos n’a d’égale que sa profondeur, d’autant plus qu’Yves Michaud écrit dans la présentation biographique qui ouvre Sitt Marie-Rose : « Personnalité fascinante, conteuse orientale, elle rayonnait d’intelligence, de culture et de sensibilité. Cette personnalité, que j’ai eu la chance de fréquenter dans ses dernières années, ne doit surtout pas faire oublier l’œuvre : un œuvre peint et dessiné exceptionnel et un œuvre écrit qui la situe parmi les très grands poètes de la seconde moitié du XXe et du début du XXIe siècle. »
Naissances
Or, le volume ici présent, Je suis un volcan criblé de météores. Poésies 1947-1997, en témoigne de la plus singulière des manières. Comme le sous-titre l’indique, ce sont cinquante ans de poésie, de « La Mer » à « Ce ciel… qui n’est pas », c’est un parcours inédit qui n’a jamais cessé de se mouvoir, de se renouveler, de se réinventer, de naître au monde.
Ainsi, des premières lignes annonçant « Je voudrais te parler de la mer, de sa patience » aux cinq vers qui clôturent le volume : « Il n’y a pas de musique dans le/ monde de la mort. Nous devrions/ savoir que les grands vases/ destinés à l’après-vie doivent/ demeurer vides… », nous assistons à un bouleversement poétique à l’image de l’œuvre-vie d’Etel Adnan, du Liban aux États-Unis en passant par le Mexique, le Maghreb et la France. Une œuvre-vie à l’image de ce qu’elle appelle « l’apocalypse arabe », cependant que, comme l’écrit Laure Aller, « Etel aura toujours le courage de résister et de combattre l’injustice : engagée contre la guerre d’Algérie en France, engagée contre la guerre du Vietnam quand elle ira vivre aux États-Unis, et toujours infatigable pasionaria de la défense des minorités et colporteuse de paix dans ces interminables guerres qui ont marqué le Liban depuis si longtemps. »
Mais, peut-être sont-ce là des guerres nécessaires pour que la liberté et la justice aient des naissances multiples. Ce n’est pourtant pas légitimer quelque violence que ce soit, Sitt Marie-Rose étant l’incarnation vivante de l’écriture bienfaisante et cathartique, humaine ou précisément féminine et humanisante : « Qu’on le veuille ou non, une mise à mort est toujours une célébration. C’est la danse des Signes et leur stabilisation dans la Mort, c’est la montée en flèche du silence sans pardon, c’est l’éclatement de l’absolu noir parmi nous. Que faire dans cette contre-fête sinon danser ? Les sourds-muets se lèvent et, soutenus par les rythmes transmis à leurs corps par la terre martelée à nouveau par les bombes, ils se mettent à danser. »
En cette période de fêtes de fin d’année et de guerre génocidaire à l’encontre du peuple palestinien, auquel feue Etel Adnan a dédié maintes pages, notamment le superbe volume Jennine, avec l’accompagnement plastique de Rachid Koraïchi (Al-Manar, 2005), nous rappelons ces mots de la poétesse, en espérant que leur écho illuminera le monde :
les anges renversent notre équilibre
nos dents cannibales
réduisent en cendres ceux qui
ne viennent pas sous formes visibles
les Arabes sont des palmeraies dévastées
je n’ai ni faim ni soif
les corps calmés des femmes amoureuses
transpirent dans le
froid
l’Irak fond au
soleil
on repère plus facilement les cadavres
que les fleurs.