Avec « Comme un parfum de lavande », Sinan Antoon signe un récit profond, où l’histoire intime rejoint celle d’un pays meurtri.
Comme un parfum de lavande, roman de Sinan Antoon : quand la lavande ravive la mémoire
Roman traduit de l’arabe (Irak) Simon Corthay, Éditions Actes Sud, 304 p., 2025.
Par Djalila Dechache
Deux hommes irakiens expatriés aux États-Unis, leur vie après plusieurs années, à la faveur du parfum de lavande (Khuzâmâ, titre du livre en arabe).
Histoire de Sami
L’un, Sami, vit avec son fils Saad et sa famille.
Un jour qu’il sort de chez lui dans le quartier du Bronx, il entend un parler aux intonations arabes. Comme il a beaucoup marché, il se sent fatigué, il s’assied sur une chaise. C’est une échoppe nommée Yemen Market, avec des panneaux Marhaba, Bienvenue et Welcome. Il se sent en confiance. Dès que l’homme de l’échoppe lui parle, il ne comprend pas bien et propose d’appeler la police. À ce mot, Sami prend peur et se sauve. En réalité, il s’est perdu. Finalement, un peu plus loin, la police le recueille. Comme dans le même temps sa famille a lancé un avis de recherche, tout finit bien.
Sami était médecin dans un grand hôpital à Bagdad, où il avait un cabinet. Après la guerre, son frère, professeur d’université, avait été tué en pleine rue. Puis les violences se sont enchaînées pour Sami, à telle enseigne qu’il a été victime d’une tentative d’assassinat, sa femme a été tuée, il en avait échappé de justesse. Dès lors, il décide de quitter l’Irak, passe par Dubaï pour se rendre aux États-Unis.
Les premiers symptômes de démence de son traumatisme se sont manifestés : Sami refuse le traitement, se met à dire des insanités en arabe dès que l’on s’approche de lui, il est violent, caractériel… il demandait à rentrer chez lui en Irak.
Quand Carmen, son aide de vie, s’inscrit à une conférence sur le pouvoir des effets thérapeutiques de la musique et le traitement de la démence des maladies dégénératives, elle fait une immense découverte.
Elle fait cette expérience avec Sami et là tout s’éclaire. Surtout avec des chansons d’Om Kalsoum qui ont arrosé tout le monde arabe du Khalige à l’océan Atlantique pendant des générations. Entre les paroles d’une chanson, Sami revit, revoit des souvenirs de sa vie, de sa jeunesse.
Cela va encore plus loin : il se revoit descendre le Tigre sur une embarcation avec sa chérie, égrenait les paroles du merveilleux poète qui a écrit la chanson. C’est tout l’Irak qui s’écoule devant ses yeux et à travers ces pages remarquables de Sinan Antoon et de son traducteur. Le lecteur voit aussi l’Irak étudié dans les livres. Nous sommes avec la dynastie des Abbassides, celle qui a fait briller ses siècles de splendeur, Bagdad et sa ville ronde fondée par le calife Al-Mansour, avec son savoir, ses arts et ses connaissances.
C’est le légendaire Haroun El Rachid et l’un de ses fils, Al Ma’moun, qui a fondé Bayt El Hikma, la Maison de la Sagesse, une villa Médicis bien avant la lettre, centre de culture arabe et universelle.
Les auteurs les plus brillants y étaient accueillis ainsi que les traducteurs, afin de diffuser dans le monde tout ce qui compte comme savoir. C’est ainsi que les bibliothèques de Bagdad ont été florissantes dans et hors du pays, et un passage obligé pour tout étudiant ou chercheur. Elles ont été détruites pendant la guerre des États-Unis, cela veut tout dire de l’importance de cette civilisation, insupportable et annihilée par les peuples qui n’en ont pas.
Histoire d’Omar
Omar est l’autre Irakien qui a quitté son pays muni d’une seule valise, celui qui a fait un périple similaire à celui de Sami. « Il ne voulait rien emporter de ce pays qui avait emporté une partie de lui. » Cela dit tout de son état d’esprit, ne s’autorisant ni nostalgie ni souvenirs. C’est le ressenti qui pèse lourd. Il prend l’avion pour la première fois. Il a peur d’être refoulé à la douane, l’angoisse des papiers, de son faciès, de son parler insuffisant de la langue de l’oncle Sam. Chaque étranger ressent cela, est impressionné par les services de douanes, des policiers partout, des regards en biais au moment du contrôle de passeport. On lui demande de retirer son chapeau, il a l’oreille tranchée du déserteur… semblable à celui qui avait le nez coupé en Algérie pendant la guerre… jusqu’au moment où résonne le « Welcome to the United States ».
« Peut-on amputer ce pays de sa mémoire pour repartir de zéro ? » Il a pris aussi un petit Coran offert par sa mère lors des adieux. Il se dit que « la tête est bagage et le cœur aussi ». Faible consolation certes, mais nécessaire.
Il vivait dans un pays qui n’avait qu’un mot à la bouche : Patrie ! Il a tellement été conditionné dans la caserne de Farda dans une zone désertique au nord de Mossoul, à proximité d’un village yézidi, qu’il se sentait asphyxié jusqu’au dégoût.
Il se souvient de tout, de l’appel du sergent-major à l’embonpoint insolent, l’entraînement qui servait à les lobotomiser dans l’exécution des ordres.
Maintenant qu’il est à Détroit, il est pris en charge par Dominic, un Polonais chargé de l’accompagner dans les démarches de travail, logement et le reste. Évidemment, comme tout migrant, il y a un hiatus entre ce qui a été rêvé et le réel. Il ne retrouve pas l’Amérique des films et des séries. Omar se retrouve dans une unité de Libanais, d’Irakiens et de Yéménites.
Assez vite, il accède à un job de nuit, puis cherche un complément de salaire pour économiser de quoi payer l’opération qu’il compte faire pour son oreille.
Le bouche-à-oreille aidant, il est engagé dans le club chaldéen de Greenfield Manor qui organise des banquets de mariage et autres festivités.
Des vies emmêlées
À ce stade du roman, Sami se questionne sur les criquets : « Ils sont venus et ils ont tout englouti. Comme les criquets. »
En corollaire, un peu plus loin : « Ainsi deviennent-ils eux et deviennent-ils nous ? »
« Pourquoi les victimes imitent-elles leurs bourreaux (…) parfois encore plus sanguinaires ? »
Grandes questions qui correspondent à de nombreuses situations depuis l’histoire de l’humanité entre colonisateurs et colonisés.
Il évoque les nouveaux riches, les nouveaux Irakiens nés après le règne de Saddam Hussein.
Il se souvient comment il a perdu la maison qu’il avait construite de ses mains, qui donnait sur le fleuve, comment lui et sa femme ont subi d’incessantes et violentes mesures d’intimidation pour l’inciter à partir de chez lui. Il a résisté tant qu’il a pu, puis un jour, à l’usure, il a capitulé. « Il se sentait pris entre deux feux, d’un côté l’Amérique qui tenait Bagdad et de l’autre, ceux qui se sont approprié toute la zone. » Le point de vue des parents penchait vers l’attente en espérant un tassement de cette situation, tandis que les enfants ont décidé de partir sans hésiter aux États-Unis.
De guerre lasse, il a accepté la proposition que son fils Saad lui a faite de le rejoindre à New York.
Pendant que Sami tombe dans les affres de la maladie dégénérative, Omar suit son destin, travaille beaucoup pour restaurer son oreille. La chance lui sourit lorsqu’il rencontre le chirurgien syrien qui va l’opérer sans lui faire payer d’honoraires. Ce dernier est totalement au fait de l’histoire récente de l’Irak, il lui dit : « Nous les Syriens comprenons mieux que personne ce que vous avez vécu en Irak. »
Un autre chapitre important est relaté dans ce livre : l’exposition du 11 septembre avec l’anéantissement du World Trade Center, qui a fait de nombreux morts et a fait trembler le monde. Les personnages du livre étaient déjà aux États-Unis. La première réaction a été de prier que les terroristes ne soient pas Irakiens. De la même façon, lorsqu’il y a eu cet attentat en France en gare de Saint-Michel en 1995, j’ai prié pour que les terroristes ne soient pas d’origine algérienne. J’ai pensé aux représailles. J’étais en Syrie à ce moment-là.
Chaque phrase, chaque chapitre, chaque événement de ce livre est important, livrant beaucoup d’informations, de ressenti des personnages répartis sur plusieurs générations, ce qui en fait sa richesse. Chaque phrase s’apparente à du vécu, plus que de la littérature, c’est de la sociologie avec éléments de langage, une étude de mœurs et de pensées. Un sens de l’observation et du détail affutés. De ce fait, le lecteur a du mal à se séparer de ce livre. Les personnages sont vivants, ciselés au cordeau, ils sont visualisés et l’on se sent proche d’eux par empathie en écho à notre propre vécu. Ce livre est bouleversant d’humanité, de justesse, de réalisme, servis par un écrivain plein de talent et de finesse. Un grand auteur qui sait narrer des histoires, entraînant le lecteur vers un voyage ininterrompu dans l’âme de l’être humain quel qu’il soit. Et puis il y a toutes ces senteurs, odeurs, plats, chansons et poésies de cet Orient longtemps menacé puis si meurtri. Plus qu’une chanson, c’est la lavande qui devient la madeleine, bien plus loin encore, elle est un parfum qui dure longtemps sur la peau, une huile essentielle vertueuse, connue pour sa valeur réparatrice, apaisante et relaxante.
D’autres événements et personnages viennent enrichir ce roman, très attachant, très visuel, c’est un film, celui de nos vies.
Sinan Antoon a lui aussi quitté son pays, l’Irak, pour les États-Unis en 1991 lors de la guerre du Golfe. Né de père irakien et de mère américaine, il dépeint dans son œuvre ce qui l’a sans doute tiraillé : la mémoire, l’identité, l’exil. Ce n’est pas par hasard qu’il a traduit plusieurs textes du poète palestinien Mahmoud Darwich, traversé par les mêmes questionnements.
Je remercie Sinan Antoon, c’est un grand écrivain pétri d’humanisme et d’amour, le traducteur Simon Corthay, les Éditions Actes Sud pour ce très beau roman, bien plus qu’un roman, qui s’adresse à tous les exilés, ceux qui ont tout quitté dans l’espoir de recommencer une autre vie, une nouvelle vie. Tout en gardant ce que l’on est, d’où l’on vient, comme une peau avec un parfum de lavande.
On peut faire le parallèle avec la fameuse phrase d’Ibn Khaldoun évoquant les Banu Hilal venus conquérir l’Algérie : « Comme un essaim de sauterelles ils détruisaient tout sur leur passage. »
En effet, comme beaucoup d’exemples l’affirment, c’est le propre de tout colonisateur que d’attaquer massivement par surprise pour assujettir une nouvelle proie.
Photo de couverture @ Wikimédia




