Memmi et Fanon face à la colonisation : analyse comparée de deux pensées majeures de la décolonisation, entre critique du racisme, libération politique et enjeux postcoloniaux.
Albert Memmi et Frantz Fanon : Penser la domination ou déconstruire le racisme
Par Abdelhamid Larguèche
Introduction : La mission des générations « dé coloniales »
Comme le soulignait Frantz Fanon dans « Les Damnés de la Terre », « chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir ». Cette exigence de lucidité historique, particulièrement actuelle pour les intellectuels, éclaire le dialogue philosophique entre Albert Memmi et Fanon, deux penseurs qui ont fait de la décolonisation non seulement un combat politique, mais une révolution existentielle et épistémologique.
Nous sommes les héritiers d’une pensée de l’émancipation qui, de Tahar Haddad à Albert Memmi, trace une trajectoire historique des idées nouvelles sur la destinée humaine. Albert Memmi demeure le seul auteur et littérateur tunisien de langue française ayant pensé la libération de l’homme et conceptualisé les principales formes d’aliénation, notamment le racisme qu’il a défini dans son ouvrage publié il y a quarante ans.
I. Memmi : L’archéologie systématique de la domination coloniale
Dans « Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur » (1957), Memmi entreprend une véritable anatomie de la relation coloniale. Cette œuvre fondatrice marquera des générations d’élites et d’acteurs de la société contemporaine. Memmi reviendra souvent sur les conditions de genèse de cette œuvre capitale, insistant sur la justesse de ses thèses et concepts clés.
Une dialectique sans synthèse immédiate
« Le colonialisme crée le colonisé comme il crée le colonisateur », affirme Memmi, dévoilant l’engrenage où les deux parties sont prises dans une dialectique infernale. En analysant la domination coloniale comme un système total d’aliénation économique, territoriale, politique, idéologique, culturelle et psychologique, Memmi en fait un procès sans appel. D’une situation coloniale naît une relation qui défigure les deux parties : déshumanisant le colonisé, défigurant le colonisateur.
« La persistance des mémoires blessées »
Dans « La Statue de sel », Memmi explore littérairement ces tensions : « Je portais en moi des plaies vives, des souvenirs qui ne demandaient qu’à saigner ». Tout dans sa vie, de la misère de la Hara à la hiérarchie dégradante de l’école coloniale, l’avait préparé à ce procès kafkaïen du fait colonial. Cette écriture de l’intime nourrit sa théorisation et préfigure ce qu’Édouard Glissant nommera la « poétique de la Relation ».
II. La complexité « memmienne » : entre universalisme et particularismes
L’approche de Memmi se distingue par sa profondeur psychologique et sa nuance. Certes, il participait au mouvement d’ensemble de la pensée critique, mais son apport spécifique réside dans une réflexion qui va au-delà de la révolte et fonde la complexité du monde.
La libération dans la dépendance assumée
La rupture de la relation coloniale n’est que le prélude nécessaire. Memmi ouvre la perspective d’une « libération dans la dépendance assumée ». Le dépassement de la relation par les révolutions de libération ouvre la voie à un travail nécessaire sur soi : une série de dépassements et de remises en cause de l’héritage religieux, ethnique, culturel et linguistique. L’horizon national, nécessaire pour la réalisation de soi, n’est nullement un espace de repli et de rejet de l’autre.
Une double démarche intellectuelle et morale
Memmi était conscient que la décolonisation allait s’ouvrir sur de multiples inconnues. De la tension coloniale nous passons à une constellation de tensions postcoloniales. Sa démarche combine une quête identitaire intime, « multiple, rebelle et plurielle », et une fonction de penseur novateur autour des grandes questions : racisme, dépendance, portraits des catégories et groupes.
III. La méthode Memmi : dialectique entre fiction et théorie
Entre son œuvre romanesque et ses essais sociologiques, un réseau de faisceaux tisse des liens intimes. Une dialectique féconde les sous-tend : les fictions appellent à des conceptualisations immédiates pour transposer les intuitions du vécu dans le champ des concepts. Memmi a toujours défendu cette démarche comme méthode empirique et scientifique.
Le succès du « Portrait du colonisé » l’encouragea à condenser sa philosophie du monde contemporain. L’essai sur le racisme, avec sa transition de l’hétérophobie vécue au racisme théorisé, ses réflexions sur les formes de la dépendance, montrent l’ampleur du défi.
IV. Les racines d’une vocation déconstructive
Pourquoi Memmi a-t-il senti précocement ce besoin de déconstruire les contradictions de la condition humaine ? Sa condition particulière l’y avait préparé. Toujours balloté entre des conditions et choix difficiles, il évoquait jusqu’à la fin sa « mémoire blessée, parce que non reconnue ».
La conquête de la langue française fut son outil d’expression majeur : « le choix de la langue était plus qu’un choix de culture, c’était aussi un choix d’identité profonde ». Son combat pour la laïcité comme modèle d’intégration, ses sympathies mesurées pour le sionisme, son concept de judéité : autant de positions qui révèlent une grande souplesse d’esprit.
Memmi, enfant troublé des classes pauvres de la Hara, victime de toutes les ségrégations, montrait dans son écriture « ce goût démesuré pour la mesure, la nuance et même la distance ». S’il était entier dans le procès du fait colonial, partout ailleurs il fit preuve de réserve et de besoin de dépassement.
V. Fanon : La phénoménologie de la violence libératrice
Avec « Peau noire, masques blancs » (1952) et *Les Damnés de la Terre* (1961), Fanon élabore une philosophie de la libération comme renaissance ontologique. La question se pose : en quoi Franz Fanon a-t-il surpassé Memmi ?
D’abord, Fanon était philosophe et psychiatre engagé, s’impliquant entièrement dans la révolution algérienne. Ensuite, sa mort précoce à 36 ans en fit un mythe, là où Memmi connut une longévité exceptionnelle.
La chair noire et l’archive coloniale
« Je suis née dans le monde équivoque voulant tout demander, voulant tout repousser », écrit Fanon, décrivant la schizophrénie existentielle du colonisé. Sa phénoménologie du corps « racialisé » est fondamentale.
« La catharsis violente comme condition de l’humanisation »
Dans « Les Damnés de la Terre », Fanon théorise la violence comme « praxis purificatrice » : « Le colonisé se libère dans et par la violence. Cette praxis illuminatrice lui restitue sa dignité d’homme ». Sa description du monde colonial est radicale : « Monde compartimenté, manichéiste, immobile… L’indigène est un être parqué… La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place ».
VI. Dialogues et dissonances : Deux styles de libération
Memmi commença ses publications sur les mécanismes de la domination en 1957, avec quelques années de retard sur Fanon, ce qui fit dire à certains commentateurs qu’il avait une dette envers Fanon.
Deux universalismes contrastés
Les deux auteurs, l’un plus spéculatif, l’autre combattant engagé, ont chacun contribué à éclairer la mission de leur génération. Memmi nous légue une définition technique du racisme comme « valorisation, généralisée et définitive, de différences réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime ». Fanon propose une vision radicale de la libération.
« Temporalités différentes »
Memmi travaille dans la durée historique, analysant les séquelles psychiques du colonialisme. Fanon, dans l’urgence révolutionnaire, proclame : « Il nous faut inventer, il nous faut découvrir ».
Conclusion : La nécessaire complémentarité
Pour l’historien de la période coloniale ou postcoloniale, Memmi offre des fresques des ambiances et tendances. La Tunisie d’avant l’indépendance apparaît comme une société fragmentée, fortement hiérarchisée, où les communautés se côtoient dans l’indifférence ou le mépris. « Ces murs qu’il a tenté timidement de franchir étaient si épais et indépassables. La seule condition de les surpasser c’est de se surpasser soi-même en s’inscrivant dans l’universel. »
Memmi a accompagné son siècle et au-delà, incarnant la pensée libératrice du XXe siècle. Son intelligence inquiète nous invite à comprendre que si Fanon a pu le « surpasser » par le mythe et l’impact révolutionnaire, leur complémentarité reste essentielle. Fanon donne la théorie de la rupture nécessaire, Memmi offre les outils pour penser l’après-rupture. Leur dialogue constitue une herméneutique de la condition postcoloniale – Fanon en déchiffre les symptômes aigus, Memmi en diagnostique les pathologies chroniques.
Abdelhamid Larguèche
Historien, Université de Manouba
Références bibliographiques
« Ouvrages d’Albert Memmi »
– « La Statue de sel » (1953), Gallimard
– « Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur » (1957), Gallimard
– « L’Homme dominé » (1968), Gallimard
– « La Libération du Juif » (1966), Gallimard
– « Le Racisme » (1982), Gallimard
« Ouvrages de Frantz Fanon »
– « Peau noire, masques blancs » (1952), Éditions du Seuil
– « Les Damnés de la Terre » (1961), François Maspero
– « L’An V de la révolution algérienne » (1959), François Maspero
« Ouvrages de référence »
– Césaire, A., « Discours sur le colonialisme » (1950), Présence Africaine
– Sartre, J-P., « Préface aux « Damnés de la Terre » » (1961)
– Glissant, É., « Traité du Tout-Monde » (1997), Gallimard



