Entretien avec Sophie Nauleau : « Une panthère des neiges au soleil de Provence »
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Écrivain, cavalière, docteur en Littérature française (Paris Sorbonne), agricultrice et diplômée de l’École du Louvre, Sophie Nauleau est née le 21 mai 1977 à Toulouse. Elle a animé Ça rime à quoi sur France Culture et produit des émissions régulières ainsi que des documentaires de création radiophonique tels que Escalader la nuit (prix de l’Œuvre de l’année de la SCAM), La boîte aux lettres d’Antonio Machado, Le chêne de Goethe ou encore The night of loveless nights (2004-2016).
Directrice du Printemps des Poètes (2017-2024), Sophie Nauleau a composé de nombreuses anthologies poétiques, publié La Main d’oublies (Galilée), La vie cavalière (Gallimard) et principalement chez Actes Sud : La Voie de l’Écuyer, J’attends un poulain, La Poésie à l’épreuve de soi, Espère en ton courage, Ce qu’il faut de désir, S’il en est encore temps, Des frontières et des jours, Mais de grâce écoutez et tout dernièrement Quand viendra le printemps.
Avec André Velter, elle vient de créer les Éditions Hardies, avec pour premier titre, en janvier 2025 : Kali Yuga, revue qualifiée d’ « échappée annuelle de création & survie ».
Aymen Hacen : Parue le 22 janvier 2025, Kali Yuga a tout d’une aventure singulière. En fin de volume, nous lisons ceci : « Merci aux premiers confidents et soutiens : Pascal Quignard, Adonis, Ernest Pignon-Ernest, Enki Bilal, Philippe Ollé-Laprune, Michel Volkovitch, Arwad Esber, René de Ceccatty, Patrick Maurus, Rajesh Sharma, Bruno Caillet, Anne-Sylvie Bameule et Françoise Nyssen. »
Le sommaire est impressionnant avec trois Goncourt (Quignard, Rahimi et Houellebecq), de grands écrivains reconnus dans le monde entier (Edith Bruck et Adonis), des voix disparues (Ludovic Janvier et Gilles Lapouge), sans oublier les deux portfolios avec les photographies de Raghu Rai et les dessins d’Enki Bilal. Combien de temps vous a-t-il fallu pour tout mettre en place ?
Sophie Nauleau : Quelques mois seulement. Car nous avions en tête cette aventure depuis plusieurs saisons. Avant même le sommaire, nous voulions un livre qui ait de l’allure, avec couverture à rabats, des textes et des portfolios respirant sur beau papier, qui renouvellent le grand format, la main et l’élégance de feu la revue Caravanes. Il ne s’agissait pas d’une résurrection à l’image du phénix qui renaît de ses cendres mais d’une réinvention à l’image de Shiva qui détruit et recrée l’univers dans sa danse de félicité. Quitte à oser un titre aussi complexe que Kali Yuga, emprunté à la pensée hindoue, conscients du côté déroutant et complexe pour des esprits occidentaux. « Par défi & plaisir », tel est le viatique de nos Éditions Hardies créées tout spécialement afin de nous défendre nous-mêmes, et de A à Z, avec le compagnonnage des éditions Actes Sud, ce coup de folie éditorial. Bien sûr nous voulions que ce caravansérail soit lieu de rencontres et de retrouvailles chères, d’où les noms que vous citez, mais aussi de découvertes, pour nous autant que pour les lecteurs, telles Elisa Diaz Castello, Velina Minkoff ou encore Mario Bellatin. Quant aux « confidents et soutiens », nous ne sous serions pas lancés sans eux dans un tel projet. Et le plus grand plaisir reste leurs réactions d’enthousiasme, toujours exacts et généreux au rendez-vous.
Aymen Hacen : Kali Yuga, qui se situe dans le sillage de la revue Caravanes, publiée par André Velter et Jean-Pierre Sicre chez Phébus de 1989 à 2003, est une revue qualifiée d’ « échappée annuelle de création & survie ». Le titre semble provenir de la philosophie hindoue, précisément du shivaïsme, et la précision « Cycle 1 » nous interpelle. Jusqu’où comptez-vous aller et quelles sont les prochaines étapes ? Pour vous, écrivain, cavalière, aventurière à bien des égards, pourquoi ce travail collectif ?
Sophie Nauleau : André, dans son texte d’ouverture, « Lumière noire ! » annonce 11 Cycles, c’est dire si nous ne doutons de rien. Le terme « revue » ne nous correspond guère, enfermant dans un vieux genre qui dit plus la périodicité que la singularité. Or Kali Yuga est tout sauf une chose attendue qui rentre dans les cases ou les rayons préétiquetés. Oui la numération par Cycle nous importe, se référant à la vision cyclique du temps de la cosmologie hindoue qui fait se succéder aube et crépuscule, âge d’or et de ténèbres sur des millénaires. C’est une pensée cosmique en mouvement qui donne à voir plus loin que l’étroitesse de nos conceptions ordinaires. Nous sommes sur le Cycle 2 et tant que nous serons tous les deux dans le plaisir d’une telle aventure commune, nous continuerons. Ce n’est pas le collectif qui nous aimante mais la passion des mots et des images lorsqu’elle propulse la vie un cran au-dessus de la mêlée humaine. D’où cette « échappée annuelle de création & survie » qui dit combien la création est vitale et la survie source d’allégresse – survie au sens d’une vie au-dessus et non à perte, à l’image du plongeur ascendant qui est devenu l’emblème de nos Éditions Hardies.
Aymen Hacen : Vos différents travaux nous font penser à cette réflexion de Dionys Mascolo, qui était si proche de Marguerite Duras, de Robert Antelme et d’Edgar Morin : « Sont également de gauche en effet ― peuvent être dits et sont dits également de gauche des hommes qui n’ont rien en commun : aucun goût, sentiment, idée, exigence, refus, attirance ou répulsion, habitude ou parti pris… Ils ont cependant en commun d’être de gauche, sans doute possible, et sans avoir rien en commun. On se plaint quelquefois que la gauche soit “déchirée”. Il est dans la nature de la gauche d’être déchirée. Cela n’est nullement vrai de la droite, malgré ce qu’une logique trop naïve donnerait à penser. C’est que la droite est faite d’acceptation, et que l’acceptation est toujours l’acceptation de ce qui est, l’état des choses, tandis que la gauche est faite de refus, et que tout refus, par définition, manque de cette assise irremplaçable et merveilleuse (qui peut même apparaître proprement miraculeuse aux yeux d’un certain type d’homme, le penseur, pour peu qu’il soit favorisé de la fatigue): l’évidence et la fermeté de ce qui est. »
En partant de cette thèse, seriez-vous une femme de gauche ? Si oui, en quoi cela consiste-t-il exactement ?
Sophie Nauleau : Cela ne m’intéresse pas de savoir ce que d’être de droite ou de gauche veut dire car je me suis toujours tenue à l’écart des discussions politiques, aujourd’hui plus que jamais. Je me méfie trop de ceux qui se payent de mots, et de ces étiquettes à l’emporte-pièce que l’on vous colle dans le dos comme ce chiffon jaune qui a mené à l’extermination tant de cœurs innocents – si j’ose une telle comparaison, c’est parce que vous évoquez Robert Antelme. J’ai d’ailleurs écrit sur la couleur de cette étoile dans Mais de grâce écoutez et passé de longues heures à Buchenwald, dans ce qu’il reste du camp de concentration, pour réaliser un documentaire radiophonique intitulé Le chêne de Goethe. J’ai aussi contribué à faire republier les poèmes d’insoumission et de révolte de Paul Valet, grand résistant. Bref je suis du côté de ces êtres-là et le Donc c’est non d’Henri Michaux m’exalte. Mais pour autant j’aurais passé ma vie à chercher le juste équilibre, la voie du milieu, ou celle du Tao. En médiation, en yoga autant qu’à cheval. Pour revenir à Duras, Mascolo et Antelme que vous citez, leur triangle amoureux me touche plus que les rendez-vous intellectuels de la rue Saint-Benoît, quoique la phrase d’Hölderlin qu’ils avaient pour devise me parle : « La vie de l’esprit entre amis, la pensée qui se forme dans l’échange de parole par écrit et de vive voix, sont nécessaires à ceux qui cherchent. Hors cela nous sommes pour nous-mêmes sans pensée. Penser appartient à la figure sacrée qu’ensemble nous figurons. »
Aymen Hacen : Le monde, déjà ténébreux, s’est sauvagement obscurci depuis le 7 octobre 2023. Le monde dit « civilisé » a l’air de sombrer dans la barbarie et l’injustice car ceux-là qui soutiennent l’Ukraine contre Vladimir Poutine soutiennent Benjamin Netanyahou contre la Palestine et le Liban. Outre le deux poids deux mesures, il y a un véritable problème politique et éthique. Comment la femme de lettres et avant elle la femme aborde-t-elle cette actualité brûlante ? De quels outils disposons-nous pour y faire face ?
Sophie Nauleau : Je n’écoute plus la radio ni ne regarde la télévision depuis plus d’une année entière. Comme le conseillait Montaigne, je fais ce que dois ; ce que je sais faire le mieux, persuadée que notre vie, nos doutes, nos engagements, ont des répercussions qui en partie nous échappent sans échapper à l’épopée des univers. Toute action publique induit une malédiction, j’ai éprouvé cette vérité et vu tant de gens qui prétendaient se battre au nom de la liberté alors qu’ils ne défendaient que leur pré carré et leur petite personne… Je suis moins naïve désormais et sais avec Paul Veyne que « l’Histoire est méchante ». Publier des poèmes d’Adonis, donner à entendre la voix défunte de Ludovic Janvier ou celle de Gilles Lapouge, faire traduire pour la première fois en français par Jacques Darras, à qui vous avez posé ces mêmes questions, les poèmes de Rachel Eliza Griffith, me semble une façon de contrer tous les obscurantismes, même silencieusement. Célébrer l’écriture et la libre pensée, voilà ce qui me tient.
Choix
Aymen Hacen : Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez vous incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Sophie Nauleau : S’il fallait recommencer : Je gagnerais du temps.
Le mot avec lequel faire corps : Hardie.
L’arbre : Un amandier.
L’animal : Une panthère des neiges au soleil de Provence.
Le livre : le dernier en date, Quand viendra le printemps, qui, remontant jusqu’aux guerres de Vendée, prouve que la terreur humaine n’est pas une spécificité contemporaine.