La voix d’Yves Enjalbert
Poésie transe en danse d’Yves Enjalbert
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Nous ne répéterons jamais assez que la poésie est une affaire sérieuse. Plus que l’économie et la politique, pour ne citer que ces deux ogresses, elle a ceci en commun avec la vie, la vraie : elle donne naissance, permet de faire vivre et peut donner la mort, dans le bonheur comme dans le malheur.
Sollicité par M. le Recteur Hmaid Ben Aziza – homme de savoir et d’engagements –, pour accompagner la voix d’Yves Enjalbert, je ne m’attendais pas à moins de la part d’un homme qui semble avoir réussi à trouver l’équilibre, fragile, entre le sud et le nord de la Méditerranée, entre son Algérie natale, lui qui a vu le jour en 1946, et la Corse où il s’est éteint en 2021. Cet équilibre, nous le retrouvons dès les premières lignes de ce qu’il a décidé de nommer Poésie transe en danse, où l’acte poétique, acte de création, d’ordre, car de métrique, de composition et d’ajustements, est conjugué à ces deux mots aussi beaux que fous, aussi complémentaires que rebelles à tout, à commencer par eux-mêmes.
Les lignes que nous évoquions sont les suivantes, placées en tête de volume, en guise d’adresse, où Yves Enjalbert note en italiques : « Je dédie ces poèmes à vous tous et vous toutes, qui un jour, m’avez ouvert ou m’ouvrirez votre cœur. »
C’est donc une affaire de cœur : nous pensons, cela va de soi, à la fameuse réplique du Cid de Corneille, réplique où le père offensé, Don Diègue, convainc son fils, Rodrigue, de laver son honneur. Si cœur, chez Corneille, correspond métonymiquement au courage, ce vocable, chez Yves Enjalbert, correspond à tous les noms, les titres des poèmes que nous allons découvrir étant souvent composés d’un mot unique : rencontre, impression, le berger, courage, mirage, orage, une vie, les fleurs, mirador, vœux, justice, attente, arc-en-ciel, absence, commun, confiance, jachère, etc.
La liste est en effet longue et la voix, parfois maîtrisée et souvent émue et par là même émouvante, d’Yves Enjalbert, en témoigne, notamment lorsqu’il s’adresse à sa fille :
De poème en poème, ma famille finira,
Au doux fil de ce temps qui se veut encore lien
De nos vies décousues, par se donner l’aura,
Des faiseurs de Pléiade, des nouveaux Parnassiens.
Avant d’écrire en vers, ou bien, faire de la prose,
Il faut savoir comment respire le langage,
Savoir, par quelle main, il faut tenir la rose,
Et dans chaque piquant, deviner le message.
Nous nous contenterons de citer les deux premières strophes parce que nous voyons, dans cette poésie, un tâtonnement et une recherche qui ne peuvent pas ne pas nous émouvoir. Oui, Yves Enjalbert n’est pas un poète confirmé, en ce sens qu’il n’a pas cherché à s’imposer en tant que tel, sinon il aurait cherché à publier ses poèmes, mais il est poète dans l’âme, dans la mesure où ce que nous lisons d’un vers à l’autre et d’une pièce à la suivante, du début à la fin du recueil Poésie transe en danse, est de la poésie. Pas d’autre mot pour qualifier ce flux de mots généreux qui mettent à l’épreuve nos cœurs et nos esprits.
C’est ce que nous reconnaissons dans ce poème intitulé « À Laurice », écrit à Montpellier en 1986 :
Et, si je vous disais, que de ma vie durant,
Je n’avais rencontré, hormis vous, l’autre jour,
Le symbole du beau, autrement qu’en rêvant,
Sur les nuages blancs des poésies d’amour.
Tout y est : la grâce de l’alexandrin, avec des hémistiches dignes des plus grands poètes rhéteurs, l’entame qui nous saisit d’emblée et qui partage avec nous l’amour du poète, et bien sûr ce quatrième vers qui, lui, vouera, entre autres joyeuses trouvailles, Yves Enjalbert à l’immortalité, celle à laquelle sont voués les poètes authentiques.
Ainsi, pendant un demi-siècle ou presque, de 1964 à 2013, Yves Enjalbert a caressé ou s’est entretenu avec la Muse. Il aurait donc écrit son premier poème à l’âge où Arthur Rimbaud, déjà grand poète et poète voyant, fuguait pour rejoindre la Commune de Paris. On s’étonne certes qu’il n’ait rien écrit entre 2013 et l’année de sa mort, mais le fait est là : la somme que nous avons se suffit à elle-même, puisque le lecteur amoureux peut, à la lumière de toutes ces pièces, imaginer le poète et même songer à écrire sa biographie. Les lieux, les noms, les sentiments, les sensations et les idées sont là, présents, implacablement, pour témoigner de la vie généreuse et harmonieuse d’Yves Enjalbert, homme et poète que je regrette ne pas avoir connu.
Est-ce pourtant le cas ? Ces vers, dédiés à Kerkennah et à la Tunisie, scellent une fois pour toutes notre amitié, en poésie, qui est la vraie vie :
Il est, sur cette terre
Un petit bout perdu
Une île, un vrai désert,
Aux palmiers suspendus.
Kerkennah est son nom,
L’alfa, sa chevelure,
Son gardien, le scorpion
Le sable, son armure.
Son berceau est l’Afrique
Sa couleur, Tunisie ;
Son parfum est Punique,
Son ciel est fantaisie.
Le volume posthume de feu Yves Enjalbert, intitulé Transe en danse, a vu le jour au printemps 2023 à Tunis, aux Éditions Nirvana, avec une couverture de l’artiste tunisien Othman Babba. Un texte intitulé « Adieu l’ami », signé par M. le Recteur Hmaid Ben Aziza, exprime haut et fort la valeur du défunt auprès de ses amis et camarades tunisiens. Cette valeur, précisément cet amour est à l’image des poèmes singuliers d’Yves Enjalbert. C’est à nous et désormais à vous de les lire et de les partager. Croyez-moi, ils en valent la peine…