Louis-René des Forêts
Trouver sa voix
Être avec Louis-René des Forêts
Les jeudis d’Hyacinthe
On avait pu, il y a presque treize ans, crier victoire, car de fait, en ouvrant ses portes à Louis-René des Forêts (1918-2000), la collection « Poésie »/Gallimard avait enfin consacré l’une des voix les plus importantes du XXesiècle, celle qui discrètement a accompagné les grands courants littéraires et en a extrait l’essentiel qui a nom poésie. L’auteur de Les Mendiants (1943), Le Bavard (1946) et Ostinato (1997) − génie de la prose française salué notamment par Maurice Blanchot, Yves Bonnefoy, Jean Roudaut et Richard Millet, qui avait préfacé le volume en question −, se trouve aujourd’hui restitué à sa vocation originelle de classique de la littérature avec la parution de ses Œuvres complètes dans la collection « Quarto ».
Certes, Louis-René des Forêts est l’auteur de deux plaquettes de poésie, Les Mégères d la mer (Mercure de France, 1967) et Poèmes de Samuel Wood (Fata Morgana, 1988), mais son écriture de rigoureux prosateur et ses peintures tardives sont la défense et illustration d’une vie vouée à la poiêsis, action et création plénières.
Lisons, ou plutôt écoutons la voix de Louis-René des Forêts à travers ces vers qui ouvrent les Poèmes de Samuel Wood :
Écoutez-le qui grignote à petit bruit, admirez sa patience
II cherche, cherche à tâtons, mais cherche.
Saura-t-il du moins mettre en ordre,
Débarrasser, décrasser les coins et recoins
De cette tête encombrée qui est la sienne
Où il tourne en rond sans trouver sa voix,
Sinon quand le vent souffle à travers bois,
Que la mer roule fort, couvre d’écume les digues,
Quand la nature met la langue à sa rude école
Et lui enseigne des harmonies sauvages,
Suaves aussi parfois comme la flûte d’un oiseau,
Qu’elles viennent de cet oiseau même ou du roulis d’un ruisseau.
Dirait-on qu’il faut accorder sa voix à celle des éléments
Mais soit qu’on dise l’inverse, c’est les deux fois ne rien dire.
Les mots dont chacun use et abuse jusqu’au jour de sa mort,
Les a-t-on jamais vus agiter les feuilles, animer un nuage ? (p. 37)
Le mot « poème » qui fait partie du titre semble insuffisant, tant le souffle qui anime cet incipit paraît épandu, la prosodie riche et, disons-le, généreuse, et la voix sûre, confiante, quasi-autoritaire. Ainsi, sans trop se hasarder, l’on peut considérer ces vers comme un exorde épique. L’impératif (« Écoutez-le »), l’interrogation (« Saura-t-il ; Dirait-on ; Les a-t-on jamais vus… »), ainsi que le jeu des pronoms personnels, entre ce « je » du poète certes absent, mais qui ordonne et interroge, ce « vous » représentant le lecteur subissant l’autorité du poète, et ce « il » qui « cherche à tâtons, mais cherche », donc qui trois fois cherche « sans trouver sa voix », contribuent à la mise en place d’un poème qui, tout en obéissant à bien des égards aux canons de l’épopée, la stigmatise et la rejette du fait, justement, de ce trop-plein de rhétorique dont elle se farde.
La réponse est en effet dans les derniers vers cités où Louis-René des Forêts nous révèle le mensonge et la futilité qui sous-tendent « les mots ». Oui, nous reconnaissons là l’auteur de ce terrible texte qu’est Le Bavard dont Maurice Blanchot a donné cette subtile analyse : « Bavarder, ce n’est pas parler. La parlerie détruit le silence tout en empêchant la parole. Quand on bavarde, on ne dit rien de vrai, même si l’on ne dit rien de faux, car l’on ne parle pas vraiment. […] » (« La parole vaine » est la postface que Maurice Blanchot a rédigée pour accompagner la réédition, en 1963, du Bavard, Paris, 10/18, p. 177.)
C’est que Louis-René des Forêts a non seulement fait « vœu de silence », comme le soutient Pascal Quignard (Cf. Pascal Quignard, Le vœu de silence, Fontrfoide-le-Haut, Fata Morgana, 1985, réédition chez Galilée en 2005), mais encore il a fait « vœu de l’impossible silence » qui, d’après Richard Millet, « soumet l’enfant devenu un vieil homme à la “maladie du langage”, à l’errance dans les forêts du langage, de l’existence, de la mémoire » (p. 13).
Et, si le préfacier nous rappelle, à juste titre, que « l’enfant, étant l’infans, celui qui ne parle pas, par nature autant que par volonté » (p. 12), c’est parce que l’enfance, précisément la nostalgie de l’enfance, encore immaculée, est un leitmotiv dans l’œuvre de Louis-René des Forêts qui, dans Les Mégères de la mer, écrit :
Comprends-moi si je reste muet
Pour dire de quelle magie ont usé les savantes commères
Elles m’ont fait comme un loup qui a faim ramper jusqu’à terre
De même ton regard qui me hante est d’où je voudrais m’enfuir.
Emmuré dans les mots, tâtonnant dans la nuit des images,
Un enfant cruel en moi réclame de rien ensevelir
Et celui qui te parle est comme le rescapé d’un naufrage. (p. 23-24)
De même, dans Ostinato : « Que jamais la voix de l’enfant en lui ne se taise, qu’elle tombe comme un don du ciel offrant aux mots desséchés l’éclat de son rire, le sel de ses larmes, sa toute-puissante sauvagerie. » (Louis-René des Forêts, Ostinato, Paris, Mercure de France, 1997, réédition : coll. « L’Imaginaire », 2001, p. 191.)
Cela dit, la voix, qu’elle soit celle, perdue, de l’enfant, ou de Molieri, le « chanteur » démissionnaire (Cf. « Les grands moments d’un chanteur », in La Chambre des enfants, Paris, Gallimard, 1960, réédition : coll. « L’Imaginaire », 1983), ou bien de Louis-René des Forêts lui-même qui, abandonnant la prose narrative pour l’écriture fragmentaire en passant par la poésie, s’achemine vers le silence, comme si, pour le poète authentique qu’il est, toute création digne de ce nom devait aboutir au silence. Aussi est-il nécessaire de dire que celui qui, après avoir cherché et trouvé, donc écrit, raturé, brûlé même ses manuscrits pour ne donner à lire que l’essentiel, consciemment a décidé de donner au silence la part qui lui est due. Silence et nudité, selon le vœu de Georges Bataille que Louis-René des Forêts et ses compagnons de la revue L’Éphémère (Yves Bonnefoy, Jacques Dupin, André du Bouchet, Gaëtan Picon et Paul Celan) citent en ces termes : « Si personne ne réduit à la nudité ce que je dis, retirant le vêtement et la forme, j’écris en vain. » Georges Bataille, Madame Edwarda, in Romans et récits, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 2004, p. 536.)
Rappelons également à nos lecteurs L’Éphémère, revue publiée en 20 cahiers par la Fondation Maeght, entre janvier 1967 et juin 1972.Nourri de ces paroles mémorables, Richard Millet émonde le poème qui clôt le volume des Forêts en « Poésie »/ Gallimard en parlant d’ « impossible consolation » et de « résignation orgueilleuse », car les vers qui servent de chute aux Poèmes de Samuel Wood accordent à la voix, qui plus est « venue d’ailleurs », et à l’ « ombre inventée » la valeur de vérité universelle, puisque chacun peut y trouver la signification de son « être au monde », monde où gronde « un orage/ Dont on ne sait s’il se rapproche ou il s’en va. » Mais, par amour de la voix de Louis-René des Forêts et pour permettre à chacun de se lire dans sa poésie, écoutons-le, lui qui a vécu « en bonne intelligence avec le doute » et a combattu « avec les armes de l’espoir » (Cf. Ostinato, op. cit., p. 125) :
Une ombre peut-être, rien qu’une ombre inventée
Et nommée pour les besoins de la cause
Tout lien rompu avec sa propre figure.
Si faire entendre une voix venue d’ailleurs
Inaccessible au temps et à l’usure
Se révèle non moins illusoire qu’un rêve
Il y a pourtant en elle quelque chose qui dure
Même après que s’est perdu le sens
Son timbre vibre encore au loin comme un orage
Dont on ne sait s’il se rapproche ou s’il s’en va. (p. 73)
* Louis-René des Forêts, Les Mégères de la mer, suivi de Poèmes de Samuel Wood, préface de Richard Millet, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », parution officielle le 25 août 2008, 96 pages, 6,50 €.
* Louis-René des Forêts, Œuvres complètes, présentation de Dominique Rabaté, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », parution officielle le 5 juin 2015, 1344 pages, 186 illustrations, 28 €.