Zaher al-Ghafri invité de Souffle inédit
Zaher al-Ghafri invité de Souffle inédit
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Entretien avec Zaher al-Ghafri
« Je crois en la fraternité poétique »
Zaher al-Ghafri est né à Oman en 1956. Diplômé de philosophie de l’Université Mohamed 5 (Rabat, Maroc) en 1982, il a résidé dans de nombreux pays arabes et occidentaux dont l’Iraq, la France, les États-Unis et la Suède où il vit aujourd’hui. Poète, il a dirigé la revue al-Berwaz, qui s’intéresse notamment aux arts visuels. Lauréat du prix Kika de poésie en 2006, son œuvre a été traduite en anglais, espagnol, allemand, suédois, farsi et hindi. Parmi ses œuvres poétiques, nous pouvons citer : Sabots blancs (1983), Le silence vient se confesser (1991), Solitude débordant de nuit (1993), Fleurs dans un puits (2000), Ombres aux couleurs de l’eau (2006), Chaque fois qu’un ange apparaît dans la tour (2008), Pierre de sommeil et Le délire de Napoléon (2020).
Où placeriez-vous vos poèmes, ici traduits en français, dans l’ensemble de votre œuvre poétique ?
Zaher al-Ghafri. Ces poèmes se situent au cœur du projet poétique que je suis en train de mener actuellement. Ces textes sont les poèmes que j’ai écrits au cours de ces 7 ou 8 dernières années. Je n’ai certes pas cessé d’écrire, mais j’ai d’un temps à l’autre effectué des haltes qui m’ont procuré une forme de contemplation, sortes de signes me permettant de commencer chaque fois à nouveau. De toute manière, la poésie a besoin d’une force décuplée et c’est justement pour cela qu’elle n’est pas facile. Le poète a besoin de plonger, de descendre dans le monde souterrain pour chercher des traces de beauté. Le poète ressemble beaucoup à un pêcheur qui jette la ligne et qui attend longtemps avant que le poisson d’or ne morde à l’hameçon. À ce titre, la pensée est solidaire de la poésie parce qu’elle fond en elle comme le sel dans l’eau. La question de la mort, de l’absence ou de la perte sont également des sujets philosophiques, mais nous savons comment Heidegger a lu Hölderlin, Paul Celan et René Char qui était son ami. Et, puisque la langue est l’un des plus dangereux acquis, alors le poète lui enlève en permanence son écho pour la rendre à sa virginité première. C’est du moins ainsi que j’écris dans un état qui précède l’attente et l’étonnement. Et comme je n’écris pour personne, j’ai le sentiment de toucher les nuées de mes mains. Dans ce monde, je cherche la transparence dans la vie et l’écriture. Le fait d’avoir étudié la philosophie m’a aidé, non seulement à penser, mais encore à entrer dans la poétique ou la poésie d’une manière différente. Mon poème semble avoir un caractère sensationnel parce que je ne cherche pas à vivre dans l’abstraction et parce que, pour moi, le poème doit se heurter aux rythmes de l’univers qui sont pour la plupart des rythmes sensationnels des astres aux battements des gouttes de pluie sur les arbres et les trottoirs. Le poème en prose n’a pas de voix arrogante par rapport à ce qui existe, mais plutôt il vit avec ce qui existe en se servant de voix propre.
Votre voix est profondément arabe, mais votre langue poétique ainsi que vos références culturelles et intellectuelles sont profondément universelles. Comment expliquez-vous cela ?
Zaher al-Ghafri. Oui, il est vrai que j’écris en arabe, mais l’arabe que je pratique dépasse ce qui est local. Mes références culturelles et intellectuelles tendent, comme vous l’avez suggéré dans votre question, vers l’universel ou le mondial, parce que ma vie durant j’ai vécu dans de nombreux pays et villes d’occident. J’ai en effet vécu pendant un certain temps à Paris et à Londres. J’ai vécu pendant de nombreuses années à New York et en Suède où je réside maintenant. J’ai souvent séjourné en Espagne, en Allemagne, en Suisse et en Belgique. De même, j’ai personnellement rencontré quelques-uns parmi les plus grands poètes du monde à l’instar d’Octavio Paz, Joseph Brodsky, Derek Walcott, Merwin, Wole Soyinka, etc. une fois, à Londres, j’ai pris part à une soirée poétique en présence du grand poète irlandais Seamus Heaney. À cela s’ajoute ma connaissance de la plupart des poètes arabes de toutes les générations.
De quelle façon souhaitez-vous être lu par les Français ?
Zaher al-Ghafri. J’ai déjà vécu une expérience dans le cadre d’un festival de poésie à Lodève. C’était en arabe et en français. Je crois que c’était un succès, même si je n’étais pas sûr de la traduction en français. C’était en 2007. J’ai également lu en Espagne et il m’a semblé que le public était réactif. Dans la mesure où la langue française est extrêmement poétique, je crois que le lectorat français et francophone sera au rendez-vous et que mon texte arabe leur parviendra avec beaucoup de compréhension et d’amour.
Comment avez-vous choisi votre traducteur ?
Zaher al-Ghafri. J’avais déjà lu des textes d’Aymen Hacen, mais des amis poètes le considèrent comme l’un des meilleurs traducteurs de l’arabe vers le français et même du français vers l’arabe. Je suis ravi de collaborer et surtout de m’entendre avec lui. En témoignent les choix qu’il fait dans la traduction de mes textes.
Avez-vous d’autres œuvres qui attendent d’être traduites et publiées ?
Zaher al-Ghafri. Oui, je le souhaite vivement. J’ai beaucoup d’œuvres poétiques qui n’ont pas eu la chance d’être traduites et j’espère qu’elles le seront dans les prochaines années. À vrai dire, je crois en la fraternité poétique et je considère la poésie comme un champ où il est possible de comprendre l’autre et le monde.
Deux poèmes
Une fleur devant la porte de Mallarmé
Ce n’est pas un poème ce
N’est pas une mort ou une blessure de guerre ni une bulle dans la bouche du poisson
Comme ce n’est pas un avion en papier qui cherche les enfants
En permanence
Il y a une langue liée qui souhaite dire ce qui ne se voit pas
Ici un long chemin pour les enterrements
Un tableau ou une mémoire qui miaule sous l’ombre
Sous les escaliers bas
Quand les servants vont se coucher
Dans les chemins des petits contours
Je perds ma vie par la légère touche de la main de la mère
Et me voilà
Cueillant la fleur de la toile du peintre
Je l’ai déjà fait Mallarmé
Marie pendant que je m’adressais à Hegel
Et à la mort sous les étoiles dans un pays lointain
Des fois je sens comme si la douleur était une force au-dessus des vallées
Comme si la pommeraie à Fontainebleau
Signalait maintes fissures dans les têtes des dieux
Je suis un ancien détenu de la vie
Mais cette fleur
Je la pose ce soir devant ta maison
Écoute la mélodie Mallarmé !
Celle qui me mène vers toi en cette nuit froide
C’est une pierre dans le fleuve de ceux qui s’en vont
Et dans chaque source moult vagues
Qui se répandent vers les poches de Marie
Chaque chanson est un chemin pour la moitié de la forêt
Où se lève l’oiseau
Avec des ailes lourdes pour éclairer les cloches
Une voix qui ressemble à la mort
Appelle l’hôte lointain
Prends mon cadeau
Prends mon pain grillé au four
Voyageur
Nous avons tous voulu aller là-bas
Pour regarder dans la glace
Quand la maison sera vide
Mais ici aussi des morts vendent beaucoup de fleurs sous la neige
J’emprunterai ce chemin Mallarmé
Et pendant que je contemple un automne
Qui élève les souffles à la main du sculpteur aveugle
La lumière est aveuglante sur la Seine
Et un homme comme moi a besoin
De traverser un pont pour toucher les rives
Le vent est petit pareil à des vers de terre sur les feuilles
L’automne blond vole les couleurs du soleil
C’est pour cela que nous ne retrouverons pas nos enfants
Sauf jouant sur des collines à l’ombre
Laisse-moi crier un peu
Quand Marie parle dans une langue
Entremêlée d’algues
Laisse le lit chanter sous les étoiles
Heureux qui dort absent quand il s’arrête de pleuvoir
J’ai trouvé cela au carrefour de ma vie
Sur une table en cuivre –
Turquoise dans la pommeraie
Ô Mallarmé pour que je prie…
Sur les hauteurs
Dort le cahier du poète en route pour Paris
Et ici un dé supplémentaire
Lancé dans l’air bleu
Une étoile emmenant une personne à personne
La fleur est inconnue devant
La maison
Peut-être deviendrons-nous encore plus beaux après la mort
(Extraits d’un texte écrit en 1991 quand le poète résidait à New York)
Peut-être avons perdu une seule nuit
Peut-être avons-nous perdu la terre de la parole
Pour que ce vent transporte
Les coquilles de nos bouches
Dans le désert
Peut-être parce que notre isolement
Déborde de la nuit
Que nous avons laissé la porte ouverte
Et nous ne sommes pas entrés
Puis nous avons entendu nos cris
Venant de loin
Ou
Peut-être parce que nos péchés
Ont fleuri dans les psaumes
De l’enfance
Des bergers sans boussole
Qui se livrent à la contrebande des jarres des dieux
Et boivent
L’ombre distillée des arbres.
Peut-être deviendrons-nous encore plus beaux après la mort
Et nous entendrons quelqu’un dire : Regarde
Comment les poissons sautillent
De leurs yeux
Et pour que la nostalgie paraisse un peu plus vieille
Que nos âges
Nous contemplons toujours l’éclat du couteau
Sur le lit
Ou au bord de la tombe
Photo de couverture @Koutaiba