Le fou de Bourdieu, Fabrice Pliskin, Editions Le cherche-midi, 2025. Dans ce roman Fabrice Pliskin retrace le destin d’Antonin Suburre, bijoutier, signant une fresque sociale sur le crime, la prison et la réinvention de soi.
« Le fou de Bourdieu »: le roman coup de poing de Fabrice Pliskin
Par Djalila Dechache
J’ai été attirée par le titre de ce livre, je me suis dit que j’y apprendrais certainement des rappels de connaissance du grand sociologue français dont j’ai suivi quelques cours.
Dès les premières lignes, le lecteur est happé par l’écriture de Fabrice Pliskin, ronde, dense, géniale, généreuse à qui rien n’échappe. Chaque ligne est prétexte à écriture, à détailler la vie des uns et des autres. C’est succulent, on se régale, on savoure et on rit aussi.
Ce livre raconte les vies qui se succèdent en chacun de nous sauf qu’ici il s‘agit d’un personnage particulier, à la manière de Bardamu dans Voyage au bout de la nuit de Céline. Et c’est fantastique. Il a aussi dû La vie mode d’emploi de Georges Perec au sein d’un immeuble parisien, sorte de panel de la vie en société.
C’est l’histoire d’un homme, banal, tranquille au demeurant, vivant en province à Brioude, bijoutier de son métier qui « reste à sa place », avec sa femme, Fatou Diakité-Firminy, une ivoirienne pétillante. Ils n’ont pas d’enfant. Ils vivent dans le moulin familial.
La vie s’écoule comme un fleuve pour Antonin Suburre, au nom bien trempé, petit-fils de meunier, au gré des saisons et des aléas de la vie.
Jusqu’au jour où, un lundi, deux jeunes entrent en trombe dans sa boutique, le jettent à terre, le battent et lui demande le contenu du coffre. Il finit par céder dix mille euros de bijoux.
Dès qu’il le peut, il tire trois fois, de dos, sur un des deux cambrioleurs, Chamseddine Cerbah, qui prenait la fuite sur un scooter. Il avait dix-huit ans.
Antonin Suburre devient un assassin, « il s’est endormi bijoutier, il se réveille meurtrier ». Dès lors, il devient encore plus connu dans sa région, lui l’enfant de ce coin rural, enfant, « il ramassait des saphirs dans les ruisseaux du Velay », la presse avait fait écho de ce fait divers ; les réseaux sociaux le soutiennent en héros et le transforme en chef de file de la légitime défense.
Evidemment, avec un nom aussi marqué pour celui qui a commis le délit, un déchainement de haine et d’insultes racistes font le tour de la ville, de la région, du pays.
Suburre est très bien défendu par l’avocat Maitre Halfaoui, condamné pour homicide volontaire, il encourrait trente ans de réclusion criminelle, il obtient une peine de huit ans seulement avec des circonstances atténuantes. Sa plaidoirie est digne des Misérables de Victor Hugo.
Une cour des miracles et de dangers
En prison à Saint-Joseph de Lyon, il commence sa deuxième vie dès qu‘il fréquente la bibliothèque et celui qui en est responsable, Séverin, un antillais sourd d’une oreille, assez cultivé, lisant à la fois les Evangiles et Tiercé Magazine, qui l’appelle « meuf » et promet à Antonin de le protéger ; tout un univers s’ouvre au nouveau prisonnier, la philo et Pierre Bourdieu avec le concept de domination. Il rencontre d’autres prisonniers pour des délits plus lourds que le sien et commence à s’affronter intellectuellement, sur le rapport du dominant-dominé.
Son frère, Gilles, chouchou de la famille, vient le voir à la prison avec une boite de pâtes de coing, il lui apprend qu’après le divorce avec Fatou, le moulin a été vendu à des parisiens qui l’ont transformé en maison d’hôtes. Antonin n’a plus rien, il se retrouve nu comme un ver, il pense à la bague en or rose qu’il avait créé pour Fatou, « deux anneaux joints sertis de soixante diamants, quarante heures de travail ». Suburre cherche à comprendre ce qui l’a poussé à tirer sur le cambrioleur». Il lit beaucoup sans tout comprendre…la Sociologie pour les nuls, Platon, Durkheim qui avance qu’un fait n’est jamais individuel, il est le résultat de nombreux facteurs hors de la personne qui commet un acte ou un délit, tout y passe… il regarde les émissions Chroniques criminelles, il a fait l’objet de « L’affaire du bijoutier de Brioude » à la télé.
A la prison il subit les sévices homosexuels de Séverin, il est dominé par cet homme, brutalisé, et par d’autres, dont Gabriel qui n’est vraiment pas un ange, et d’autres encore qui le confondent avec un autre prisonnier, et il se fait rudement tabasser.
Peu de temps avant sa sortie de prison Suburre remplace Séverin à la bibliothèque en apportant une aide aux détenus qui se préparent à passer le baccalauréat. Une sorte de rédemption.
Retour à la vie normale
Suburre vit désormais à Paris dans un studio rue de Vertbois, quartier des Arts et Métiers, un bien acheté avec son frère. Les premiers temps, c’est difficile pour lui, il ne sent pas bien, il cauchemarde, il se croit encore en prison avec ses tyrans, il a peur de sortir de chez lui.
Habile de ses mains, il construit une maquette de son moulin avec des emballages de biscuits. Il s’installe petit à petit, monte une bibliothèque en kit. Il lit des chefs d’œuvre de la littérature qui ne lui apporte rien au final. Avec le Procès de Kafka, il fait le parallèle avec sa propre histoire.
Dehors il redécouvre tout avec le moindre détail. Après avoir quitté sa prison, sa région et son ancienne vie, cela fait beaucoup de choses à regarder, à redécouvrir à Paris.
Dans cet immeuble de copropriétaires, il assiste aux réunions des assemblées générales de l’immeuble. Suburre l’auvergnat a maille à partir avec un voisin, Maël Mandrillon le parisien journaliste, dont la déontologie fait qu’il ne dévoile pas le secret de ses sources.
Dès lors et se basant sur Bourdieu qui affirme que le provincial du sud de la Loire renvoie à une situation coloniale ! Et là aussi Il y a du dominant-dominé.
Autrement dit, un rapport de force Paris / province s’établit automatiquement entre les gens.
La hantise de Suburre est que les gens découvrent que lui, âgé de cinquante et un ans, ex-détenu, sans emploi, a tué et qu’il sort de prison. Il n’aura de cesse que de jouer à cache cache avec ce voisin habitant l‘appartement du dessus, dont le jeune fils bénéficie d’une liberté sans limites avec des galopades qui ébranlent son plafond.
Suburre a un comportement de coupable, il a peur, se fait tout petit, rase les murs, choisit ses mots et leur nombre lors de ces réunions de copropriétaires. Mandrillon est à l’affût, il ne laisse rien passer, à la manière de Jean Valjean vis-à-vis de monsieur Madeleine.
Plus tard, une autre vie s’ouvre de nouveau à Suburre, il va devenir VRP dans le domaine de la sécurité et la prévention des risques professionnels dans les bijouteries, un travail fait pour lui en somme, obtenu par cooptation, le réseautage comme un effet de la reproduction sociale bourdieusienne. Il occupe un poste d’auditeur en sûreté.
Il connaitra d’autres péripéties plus joyeuses parce que rien n’est tout noir dans la vie.
En étant plus attentif à ce qui nous entoure, il nous est possible de croiser un Suburre, un Séverin, un Chamseddine, un Mandillon, une Fatou mais on ne les regardera plus pareil.
Tout au long de l’ouvrage s’égrènent des thèmes qui nous concernent tous, la place de l’autre, l’univers carcéral, le rapport ville/région, les strates de nos vies qui nous conduisent parfois aux antipodes…tout cela donné par cette écriture miraculeuse si attachante !
Il ne nous reste plus qu’à lire les autres livres de Fabrice Pliskin pour continuer à voyager à travers la vie.