Isabelle Debray invitée de Souffle inédit

Coup de coeur
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Crédit @ Antoine Debray

Entretien avec Isabelle Debray 

« Les outils d’aujourd’hui me semblent déformés »

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Isabelle Debray, née Ambrosini, partage la vie de Régis Debray depuis plus de trente ans. Ensemble, ils ont un fils, Antoine, né en 2001, auquel l’ « écrivain-philosophe » (Où de vivants piliers, 2023) a adressé, en 2019, Conseils d’un père à son fils. Bilan de faillite.
En février 2024, aux Mercure de France, Isabelle Debray publie Dans l’ombre, texte surprenant à bien des égards.

Isabelle Debray invitée de Souffle inédit

Aymen Hacen : Dans l’ombre ne porte pas d’étiquette générique. Composé de brefs paragraphes fragmentaires, mettant en exergue cette phrase de John Lennon : « Il est facile de vivre les yeux fermés en interprétant de travers tout ce que l’on voit… », cette œuvre nous laisse perplexe. De quoi s’agit-il exactement ? Comment est né Dans l’ombre ?

Isabelle Debray : À force de les avoir toutes fréquentées et aimées j’ai eu besoin de leur rendre hommage, car elles sont, pour celles que j’ai connues, des êtres d’exception. Et je pense que réunir le passé est important. Cela a permis à Régis de continuer à avoir des relations avec elles, et son passé est resté vivant dans son présent.
Beaucoup de femmes ou d’hommes vivent les yeux fermés sur le passé de l’autre ! Est-ce bien ? Je ne pense pas.

Aymen Hacen : Vous écrivez au début de Dans l’ombre : « Vingt ans d’écart. Une génération. 1940, la fin du début pour l’un, l’autre inexistante. 1961, une naissance pour les deux. 1968, prison et enfance. 1981, le premier vote et les marches du pouvoir. L’intuitif trouve le penseur. Rien, rien n’aurait pu prévoir une rencontre, encore moins la naissance d’un fils, toute une vie de bonheur en commun et une dernière demeure choisie de concert. L’ombre de celle qui vous réunira toutes à force de vous avoir aimées depuis presque trente ans à travers cet homme que vous avez façonné. »

Vous opérez par touches, à-coups, comme des pointillés ou des petits carrés de mosaïque qui, réunis, constituent une fresque. Est-ce volontaire ou bien travaillé ? Pouvons-nous considérer ce style comme inspiré de celui du Régis Debray des dernières œuvres, par exemple Éclats de rire, De vivants piliers et Bref  ?

Isabelle Debray : J’ai écrit ce texte il y a plus de dix ans, donc pas inspiré des derniers livres de Régis. Cette façon d’écrire est venue toute seule au fur et à mesure.

Aymen Hacen : À propos de Régis Debray, vous consignez ceci qui nous touche : « Toujours amoureux. Sa vie sera digne d’un roman à épisodes. Il ne sera pas l’homme d’une femme. Allant des uns aux autres, de droite à gauche, du bourgeois à l’étudiant, des mansardes au Palais, des ennemis aux amis, de la terre au ciel, du sud au nord, de l’enfermement à l’ouverture. »

Bien sûr, nous aimerions savoir, non seulement ce que Régis Debray pense de ce portrait que vous brossez de lui et de toute cette œuvre, mais aussi comment vous vivez la liberté revendiquée de votre époux ? Autrement dit, répugnez-vous à la jalousie ?

Isabelle Debray : Pour savoir ce que pense Régis de ce texte, il faut lui poser la question. Mais étant donné qu’il m’a donné l’autorisation de le publier, il me semble qu’il l’a apprécié. Oui, je pense que la jalousie est un ennemi. De plus cela me semble assez fou d’être jaloux ou jalouse d’un passé.

Aymen Hacen : Le mot « femme(s) » est le plus présent dans votre livre. Est-ce conscient ou inconscient ? Mais Dans l’ombre peut être assimilé à un livre photo avec des figures féminines, celles des ex-amantes de votre mari. Pouvons-nous, dans votre cas, parler de féminisme, voire de sororité ?

Isabelle Debray : Non pas de féminisme ni de sororité. Les livres de Régis sont peuplés de femmes. Je leur rends hommage, c’est tout…

Isabelle Debray invitée de Souffle inédit
Crédit @ Antoine Debray

Aymen Hacen : Votre écriture nous fait penser à cette réflexion de Dionys Mascolo, qui était si proche de Marguerite Duras, de Robert Antelme et d’Edgar Morin : « Sont également de gauche en effet ― peuvent être dits et sont dits également de gauche des hommes qui n’ont rien en commun : aucun goût, sentiment, idée, exigence, refus, attirance ou répulsion, habitude ou parti pris… Ils ont cependant en commun d’être de gauche, sans doute possible, et sans avoir rien en commun. On se plaint quelquefois que la gauche soit “déchirée”. Il est dans la nature de la gauche d’être déchirée. Cela n’est nullement vrai de la droite, malgré ce qu’une logique trop naïve donnerait à penser. C’est que la droite est faite d’acceptation, et que l’acceptation est toujours l’acceptation de ce qui est, l’état des choses, tandis que la gauche est faite de refus, et que tout refus, par définition, manque de cette assise irremplaçable et merveilleuse (qui peut même apparaître proprement miraculeuse aux yeux d’un certain type d’homme, le penseur, pour peu qu’il soit favorisé de la fatigue): l’évidence et la fermeté de ce qui est. »

En partant de cette thèse, seriez-vous une femme de gauche ? Si oui, en quoi cela consiste-t-il exactement ?

Isabelle Debray : Je ne sais plus trop aujourd’hui ce que veut dire « être de gauche ». Mais oui je suis une femme qui vote à gauche depuis toujours et qui a, dans sa petite enfance, collé avec son grand-père les affiches du Parti communiste. Toute une époque bien disparue.

Aymen Hacen : Le monde, déjà ténébreux, s’est sauvagement obscurci depuis le 7 octobre 2023. Le monde dit « civilisé » a l’air de sombrer dans la barbarie et l’injustice car ceux-là qui soutiennent l’Ukraine contre Vladimir Poutine soutiennent Benjamin Netanyahou contre la Palestine et le Liban. Outre le deux poids deux mesures, il y a un véritable problème politique et éthique. Comment la femme de lettres et avant elle la femme aborde-t-elle cette actualité brûlante ? De quels outils disposons-nous pour y faire face ?

Isabelle Debray : Je ne suis pas une femme de lettres… J’ai eu de la chance de connaître Stéphane Hessel et d’écouter Régis revenant de Gaza où il est allé souvent. J’entends encore aujourd’hui les paroles d’Edgar Morin quand il vient à la maison. Les outils d’aujourd’hui me semblent déformés. Critiquer la politique de Netanyahou ne va pas de soi en France. Une jeune femme, Iris Mansard, vient de nous envoyer un joli roman à la façon de Jules et Jim, qui s’appelle La robe de Gaza ; arrivera-t-elle à être publiée, j’en doute mais il faut se battre pour…

Aymen Hacen : Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez vous incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Isabelle Debray : Recommencer la même vie, les mêmes rencontres… et me réincarner en guépard… Pour sa beauté, son intelligence et sa rapidité. Je n’ai écrit que deux livres, Dans l’ombre et Les Secrets de la Montagne. À choisir entre les deux, ce serait Dans l’ombre, le deuxième étant un livre sur le Paris de 1789 à nos jours.

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Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
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