Tkharbich de Tarek Souissi : L’art du gribouillage, entre lumière et profondeur
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Tkharbich : il s’agit d’un beau-livre comme on en rêve toujours et comme on en voit rarement chez nous.
L’artiste Tarek Souissi ― diplômé de l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Tunis, titulaire d’un master en sciences et techniques des arts, enseignant à l’Institut des Beaux-Arts de Nabeul ― a réussi cet exploit en publiant Tkharbich, grâce au Fonds d’encouragement à la création littéraire et artistique du Ministère des affaires culturelles.
Plus de 160 pages et une centaine de reproductions de ces œuvres quotidiennes que l’artiste nomme « tkharbich », accompagnés de textes en arabe et en anglais, de la philosophe et écrivaine Om Ezzine Ben Chikha, de l’architecte et dessinateur urbain Rached Triki, de l’écrivain et nouvelliste Mohamed Lahbacha, du poète et romancier Lotfi Chebbi, et du poète-traducteur Aymen Hacen.
Une première présentation, séance de dédicace et exposition d’une sélection des œuvres reproduites dans l’ouvrage aura lieu le samedi 21 décembre 2024 au Palais Ennajma Zahra, Centre des musiques arabes et méditerranéennes, à Sidi Bou Saïd, entre 15 et 17 heures.
Nous vous proposons ici la version française de notre modeste contribution à ce magnifique ouvrage :
L’artiste prodigieux – Amitié de Tarek Souissi
Qu’ils soient en couleurs ou en noir et blanc, qu’ils soient au simple stylo à bille, au feutre, à l’encre de Chine, au pastel, à l’aquarelle ou à l’huile, les dessins, calligraphies, œuvres de Tarek Souissi me sont reconnaissables parmi toutes les autres des artistes tunisiens et arabes de sa génération et plus encore.
Cette reconnaissance – mot que nous préférons à identification – est due à la touche personnelle de Tarek Souissi, qui peut porter plusieurs appellations et descriptions, en fonction des sensibilités, et que l’artiste multiple appelle lui-même en arabe »تخربيشة الصّباح » , soit « gribouillage du matin », avec notamment ce terme léger, presque péjoratif, aussi bien en arabe qu’en français, comme si l’homme ne se prenait pas au sérieux. Mais est-ce pourtant le cas ?
La réponse ne peut être que par la négative. Non, Tarek Souissi, se prend au sérieux comme nous pouvons le constater à travers la rigueur, le professionnalisme, ce sens rare du détail qui le caractérise et l’extrême passion qui anime tout ce travail au quotidien, lequel peut être comparé à des phénomènes aussi naturels que difficiles comme respirer, avaler une gorgée d’eau, marcher, presser le pas, courir, ou même ouvrir les yeux. À ce titre, la crise sanitaire du coronavirus nous a ouvert sur la difficulté de vivre. Oui, vivre, se livrer à des gribouillages du matin est prodigieux.
Comparaison n’est jamais raison, mais si Nietzsche, qui se présente lui-même comme « philosophe-artiste » et défenseur de « la grande santé » (in Le Gai savoir, § 382), était d’une santé fragile, nous pouvons entrer par cette brèche dans l’œuvre picturale de Tarek Souissi où la beauté, la lumière, la finesse, la vie luttent contre l’obscurité et l’obscurantisme réunis, la bêtise, la mort et toutes ses manifestations.
En ce qui concerne cette légèreté supposée dans le choix du genre, si l’on admet que gribouillage est celui que Tarek Souissi attribue lui-même, comme c’est le cas ici, à son œuvre, nous pouvons ajouter ceci : le mot gribouillage est utilisé par deux de nos aînés et références fondamentales : Diderot et Baudelaire. Ce dernier n’a-t-il pas écrit dans ses Curiosités esthétiques (1867) : « [C]roquis que sauront lire tous les amateurs habitués à déchiffrer l’âme d’un peintre dans ses plus rapides gribouillages (gribouillage est le terme dont [se] servait, un peu légèrement, le brave Diderot pour caractériser les eaux-fortes de Rembrandt). »
Voilà, nous croyons en toute modestie avoir réussi à « déchiffrer l’âme d’un peintre dans ses plus rapides gribouillages », même si ceux de Tarek Souissi ne sont pas rapides au sens où ils seraient hâtifs. Au contraire, ils sont à percevoir comme ils ont été conçus : pareils à des instantanés quotidiens qui immortalisent, à l’instar des haïkus japonais insérés dans les journaux de voyage, un moment particulier, unique, immortel.
C’est ce que je peux de mon côté dire de mon amitié avec Tarek Souissi, amitié qu’il a immortalisée par maints de ses gribouillages, puisque depuis notre première rencontre en septembre 2016, seuls ou en public, avec Alma ou Marcel Khalife, les gribouillages ont toujours été là, présents, implacables comme pour immortaliser cette amitié unique entre le poète que je suis et lui, l’artiste prodigieux.