Les mots de la solitude
Les mots de la solitude
Par Hyacinthe
Je vieillis dans le giron de la solitude. Jour après jour, je m’appliquai à lui résister, du moins à lui faire défaut. J’y parvins des fois, mais elle fut toujours là, implacable, me destinant à ce que je craignais le plus, l’incompréhension. Non que l’une et l’autre — solitude et incompréhension — fussent de tout temps solidaires, mais quelque chose me permit tôt de croire que c’était pourtant bien le cas.
Le mot « compagnie », si agréable soit-il, ne me contente guère. Est-il vraiment l’antonyme de la solitude ? Je ne crois pas. La solitude, même la plus rêvée, la plus prisée, ou la plus féconde, me semble devoir se passer et se vivre en regard de la compagnie, ou débouchant sur elle. Or la solitude qui me fait peur est celle qui, justement, ne débouche sur rien, sauf sur l’incompréhension, pis encore sur les misères de l’incompréhension.
© Jean-Léon Gérôme (1824-1904), Pollice Verso ou Bas les pouces, 1872
Huile sur toile 97,5 x 146,7 cm (Phoenix, Art Museum, Arizona)
« Je supprimai de mon vocabulaire mot après mot. Le massacre fini, un seul rescapé : Solitude.
Je me réveillai comblé », écrit Cioran dans De l’inconvénient d’être né. Juste un peu plus loin, il ose ceci : « Réfléchir à ceux qui n’en ont pas pour longtemps, qui savent que tout est aboli pour eux, sauf le temps où se déroule la pensée de leur fin. S’adresser à ce temps-là. Écrire pour des gladiateurs… »
Gérôme, Jean-Léon Gérôme, dreyfusard convaincu (deux superbes tableaux en témoignent, La Vérité au fond du puits [1895] et La Vérité sortant du puits, armée d’un martinet pour châtier l’humanité [1896]), n’aurait pas été seulement déterminant dans la mise en place de l’esthétique des péplums. Il aura atténué l’injustice, l’incompréhension et la solitude vécues par un certain Alfred Dreyfus.
Cela devrait suffire pour que toute chasse aux sorcières cesse une fois pour toutes. L’Histoire — ou précisément ses utopistes invétérés prenant la parole après que les hostilités ont cessé —, n’en a nul besoin. La responsabilité d’un homme, qu’il soit artiste ou non, n’est pas plus à prendre en compte après la fin du combat. Il faut certes rendre hommage aux vaillants résistants et aux glorieux martyrs, mais ils sont très peu nombreux par rapport aux lâches ou, même ceux-là, les lâches qui, plus nombreux, hélas, trois fois hélas, n’ont pas su dire non.
Comme dans le tableau de Gérôme, Pollice verso ou Bas les pouces, qu’est-ce qui compte le plus ? — Est-ce la victoire du gladiateur dans l’arène ? Est-ce la victoire des spectateurs s’étant attribués un pouvoir légitime pouvant donner la vie et la mort, accorder le coup de grâce et la grâce tous azimuts ? Est-ce la solitude du gladiateur qui, en tuant ses compagnons, souffrira de plus de solitude encore ? Ou est-ce la solitude du Pouvoir qui, avide de spectacle et de mort, se verra dans une effrayante solitude face à la solitude tenace du gladiateur ne se nourrissant alors que de haine et de révolte ?
Comme la révolution de Spartacus naquit dans une arène en 73 av. J.-C., Stanley Kubrick étant ici notre source, et non les historiens Florus, Appien ou Eutrope, je pourrai alors dire que certaines révolutions du XXIe siècle verront le jour dans les stades. C’est ainsi que L’angoisse du gardien de but au moment du penalty de Peter Handke aura été, déjà en 1970, un moment fort de l’Histoire, l’errance solitaire de Joseph Bloch étant une métaphore de notre solitude de révolutionnaires postrévolutionnaires, c’est-à-dire de révolutionnaires solitaires.
Peut-être alors faudrait-il opter pour sa propre révolution, moins de peur de se faire berner par les uns ou par les autres (car ce qu’on pense, si intègre soit-il, en ces temps de transports effrénés, de volte-face chevronnées, de règlements de compte intériorisés, ne comptant absolument pas aux yeux des uns et des autres et ne pouvant en conséquence être divulgué), que de peur de se faire arracher sa liberté solitaire. Joseph de Maistre a assurément raison : « On ne saurait trop le répéter, ce ne sont point les hommes qui mènent la révolution, c’est la révolution qui emploie les hommes. » (Considérations sur la France, 1796)
Sans doute y avait-il chez Joseph de Maistre un côté Diogène de Sinope, dit le Cynique. Oui, il faut se rappeler ce que Diogène Laërce rapportait au sujet de Diogène le Cynique : « Une fois il alluma une chandelle en plein jour, disant qu’il cherchait un homme. » (in Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres).
« Je cherche un homme », dit le Cynique, et Cioran, à la suite du Cynique, cherchait « un indifférent », mais, quant à moi, après eux, un peu partout en Méditerranée, entre Tolède et Tunis, je cherche un homme libre et solitaire.
Je me rends compte que je suis injuste avec certains hommes (et femmes, cela va de soi, mais ce n’est qu’un générique !), dont je peux dire qu’ils sont autant libres et solitaires que libérés et humains, si bien qu’ils semblent, à tort, bien sûr, les meilleurs ennemis du genre humain. Ceux-là me sont d’autant plus chers qu’ils sont, sous leur vernis si dense, si abrupt et si difficile à gratter avec l’ongle, les plus à fleur de cœur. Fleur de cœur et parfois fleur bleue. Si fleur bleue qu’ils vont la fleur au fusil à la rescousse de tout être en difficulté. C’est qu’ils sont solitaires et solidaires. Solitaires, solidaires et volontaires.
« À la toute dernière extrémité, aux limites déjà vacillantes de ce qu’a pu porter le cœur infini de l’homme, aux troisièmes portes de la mort, à la toute dernière épuisante agonie, ô solitude ! lorsque le temps — lui-même détendu après ses bonds de bête fauve dans la tragédie — s’immobilise et vous regarde, les yeux ronds ; à bout de forces quand enfin, semble-t-il, les forces vont manquer… », écrit Armel Guerne dans Mythologie de l’Homme.
Est-il possible de fuir dans l’éveil ? Est-il possible de ne pas dormir et de garder toutes ses aptitudes physiques et intellectuelles ? Peut-être cela serait-il le cas pour celui qui, menteur et malhonnête, s’y risquerait, mais celui dont la vie ne tient à rien, sauf à un mot, ou moins, que faut-il en somme ? Rien, sûrement, les mots liberté, vérité, justice, intégrité, vie ayant été confisqués depuis longtemps. Le comble, c’est qu’on nous interdise d’y toucher, comme si les tenanciers de l’ordre moral avaient à chaque fois le droit, irrévocable, d’accorder leurs prérogatives. Pourtant, nous autres, nous n’avons pas fait que fuir, nous nous sommes mêlés aux affrontements, à des affrontements plus subtils même, dans la mesure où cet éveil dont nous parlions à l’instant ne semble intéresser personne. Comment aurait-il pu intéresser ou éveiller qui que ce soit d’ailleurs, la majorité dormant, se prélassant, ne lisant ni n’ayant l’audace d’écrire ? Les plus courageux pourtant sont restés chez eux et ont appris à lire et à écrire entre les lignes, apprenant à quelques rares fidèles à déchiffrer ce qu’ils pouvaient faire passer à la une d’un grand journal ou d’une publication de fortune qui passe aujourd’hui pour le relais, voire le moteur de la libération nationale ?
« Si le mot noblesse a un sens, il ne saurait désigner que le contentement à mourir pour une cause perdue », note Cioran dans ses Cahiers. La date et l’heure comptent-elles vraiment ? Sûrement, mais cette phrase, forte de l’immense solitude du transcripteur fidèle à sa solitude, ira assurément au-delà de l’espace, du temps et des urgences qui l’ont vu naître.
Mais rien de cela ne nous intrigue, les paroles, vaines et éphémères, volant et ne restant nulle part, alors que les écrits, même les moins glorieux, restent. Oui, nous avons pu, sur plus de trois cents articles audacieux, réussi à en écrire deux de moins bonne facture. Le fait est là, certes, et néanmoins où sont les révolutionnaires du dimanche quand nous citions Antonio Gramsci, Rosa Luxembourg, Che Guevara, Mao Tsé-Toung, Philippe Sollers et Bernard Noël ? Ils n’étaient nulle part, du moins ils dormaient en ne rêvant de rien, absolument. C’est d’ailleurs pour cette bonne raison que nous ne pouvions nullement les citer. Ils n’existaient même pas, ni au vu et au su de tout le monde, ni pour nous.
Dans l’une de ses Lettres de prison, Antonio Gramsci écrivait : « Il faut avoir une conscience de ses propres limites, surtout si on veut les élargir. » Qu’est-ce à dire ? À vous de juger, le verdict de celui à qui le régime fasciste de Mussolini a tout ôté étant tombé comme le couperet d’une guillotine. Toutefois, cette autre réflexion de Gramsci doit nous alarmer encore plus, du moins quelque peu : « Plus l’histoire d’un pays est ancienne, plus nombreuses et pesantes sont ces couches stratifiées de paresseux et de parasites qui vivent du “patrimoine des ancêtres”, de ces retraités de l’histoire économique. »
Ici, les choses se gâtent, non que Gramsci parle d’une manière absconse, non que maints n’ont pas pratiqué la pensée de Gramsci dans son intégralité, mais encore parce que la plupart tiennent à parler pour ne rien dire. Oui, et que cela soit dit en passant, nul n’a le droit de vraiment parler s’il n’a ni lu, ni compris, ni mis en pratique ses pensées, car, comme on dit chez nous, « la langue n’est pas un os, c’est un muscle qui ne fatigue jamais. » Ces jours-ci, parler et déparler ne font plus qu’un. Mais écrire et son antonyme ne riment pas ensemble. Seule l’écriture, celle-là que nous n’aurons pas à définir et qui, pour vous tous, lecteurs assidus, a sa valeur, nous tirera d’affaire parce qu’elle est réflexion, tenue, retenue, intelligence et style. Et nous sommes plus intelligents que ces donneurs de leçons qui, n’ayant lu que La Princesse de Clèves, prétendent que Céline est leur écrivain favori bien qu’il fût antisémite. Cette hypocrisie-là n’est pas et ne sera jamais nôtre. Nous ne ferons en effet jamais partie de ces ignares-là, qui, justement, répondent de ceci et de cela, de ce dont ils ignorent tout et de ce dont ils ne savent rien, des Céline et des Camus tous azimuts !
C’est drôle, n’est-ce pas ? Or, ces « parasites » dont parle Gramsci sont plus maléfiques que quiconque parce qu’ils sont la tyrannie et la dictature incarnées. Ils le sont d’autant plus que, passifs et, pis encore, arrivistes, sur toute la ligne, ils font plus que retourner la veste, qu’ils n’ont jamais mise parce que trop lâches pour se mouiller pour n’importe quelle cause, cela dit en passant, ils vont plus loin encore en réécrivant l’Histoire (qui ne se réécrit pas car il suffit d’un rien, d’un brin même pour tout remettre en place et afin que la vérité soit remise en place) et en allant jusqu’à incriminer les autres, à tort plus qu’à raison, pour leurs opinions, au moment où tous revendiquent cette liberté fondamentale. Allons donc, messieurs et mesdames les accusateurs, où étiez-vous naguère ? Pourquoi vous manifestez-vous aujourd’hui, suite à un « big boom » hors du commun, et pas dans les jours, les mois et les années qui précèdent ? — Sur cette question, je voudrais une vraie réponse.
Nulle voix digne de ce nom ne se lèvera pourtant. Comble de la solitude : on ne lit pas, on n’a jamais d’ailleurs lu que pour déparler. Dieu de Moïse, de Jésus et de Mahomet, que ça aime la parlote ! De quoi bâiller de plaisir ! Il semble que les cerveaux de certains aient besoin d’oxygène comme d’autres de solitude ou des mots de solitude.
« Pendant quarante-trois ans de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire ; pendant quarante-deux de ces années, j’ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j’avais à recommencer tout, j’essaierais certes d’éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé. Je mourrai révolutionnaire prolétarien, marxiste, matérialiste dialectique, et par conséquent athée intraitable. Ma foi dans l’avenir communiste de l’humanité n’est pas moins ardente, bien au contraire, elle est plus ferme qu’au temps de ma jeunesse. Natacha vient juste de venir à la fenêtre de la cour et de l’ouvrir plus largement pour que l’air puisse entrer plus librement dans ma chambre. Je peux voir la large bande d’herbe verte le long du mur et le ciel bleu clair au-dessus du mur, et la lumière du soleil sur le tout. La vie est belle. Que les générations futures la nettoient de tout mal, de toute oppression et de toute violence et en jouissent pleinement », écrit Trotski le 27 février 1940.
Dans certains pays, la mort et la solitude peuvent être entrevues dans le marc du café ; mais, dans mon pays, ni le café, ni la mort, ni la solitude ne peuvent se boire, ni se vivre, ni se souffrir à petites gorgées. Tout est chez nous question de langage, donc de compagnie voire de promiscuité. Celles-ci font en sorte que nul ne peut user du langage dans le jaloux secret de la solitude.
Souffle inédit, Magazine d’art et de culture
Une invitation à vivre l’art