Nizar Ben Saad invité de Souffle inédit

Roman
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Francisant de formation et philosophe de cœur, Nizar Ben Saad est Professeur des Universités à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Sousse où il dirige le Laboratoire École et Littératures.

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Nizar Ben Saad : Histoires de femmes et destin de la Tunisie

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Nizar Ben Saad invité de Souffle inédit

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Spécialiste de la philosophie des Lumières, il a publié plusieurs études et ouvrages, dont Machiavel en France, des Lumières à la Révolution (L’Harmattan, 2007) et Les représentations des rapports entre le Nord et le Sud dans la France des Lumières : 1748-1789 (CIPA, Belgique, 2013).

Romancier, il vient de publier en septembre 2025 un troisième volume intitulé : Leïla Trabelsi ou l’empire des illusions, qui fait suite à Lella Kmar : le destin tourmenté d’une nymphe du sérail (KA’ éditions, 2019) et à Un destin, la Mejda. Une femme de charme dans les coulisses de l’histoire (KA’ éditions, 2021).

Nizar Ben Saad invité de Souffle inédit    Nizar Ben Saad invité de Souffle inédit

Son premier roman biographique, couronné par le prix du Ministère de la Culture, était consacré à une figure majeure de l’art tunisien, aujourd’hui référencée dans le Who’s Who : Ahmed Hajeri, rêve et peinture (Éditions Simpact, 2005).

A.H : Après Lella Kmar et la période beylicale, Wassila Ben Ammar alias la Mejda et la période bourguibienne, vous vous attaquez à Leïla Trabelsi, la régente de Carthage, qui a régné aussi bien sur son mari, le président Zine El Abidine Ben Ali, que sur la Tunisie, du milieu des années 80 au 14 janvier 2011. Existe-t-il une suite logique dans votre approche ? Quels liens percevez-vous entre ces trois figures féminines et reflètent-elles une forme de « splendeur et décadence », pour citer le titre de Balzac ?

Nizar Ben Saad invité de Souffle inédit

Nizar Ben Saad : Sans doute existe-t-il, dans ce triptyque romanesque, une trame souterraine, un fil invisible, tissé d’Histoire et de désir, de pouvoir et de blessures secrètes. Il ne s’agit nullement d’une simple succession chronologique de figures féminines emblématiques ; c’est plutôt une traversée du siècle tunisien à travers le prisme de la féminité politique. Lella Kmar, muse du sérail beylical, incarne les fastes déclinants d’un monde ancien, dont l’élégance dissimulait les enfermements. Wassila Ben Ammar, elle, fut l’égérie d’une modernité conquérante, le double politique et sentimental du fondateur de la République. Quant à Leïla Trabelsi, elle représente à la fois l’aboutissement et la faillite de cette épopée, une figure d’ascension fulgurante et de chute vertigineuse, que l’on pourrait dire « balzacienne » tant sa trajectoire évoque la grandeur nourrie d’ambition, puis l’effondrement, emporté par l’ivresse du pouvoir.

Chacune à sa manière a façonné la Tunisie de son temps. Elles sont les visages successifs d’une nation aux prises avec sa propre image, sa propre conscience. Une forme de triptyque antique : la Grâce, la Force et l’Hybris. Oui, peut-être est-ce cela, mon dessein caché : peindre la splendeur et la décadence non d’individus seulement, mais d’un rêve national.

A.H : Votre roman, qu’on peut qualifier d’historique, peut être également considéré comme une biographie romancée. À quel genre appartient-il ? De même, vous dévoilez des vérités, des histoires peu connues du grand public. Comment avez-vous mené l’écriture de votre ouvrage ? Quelles ont été vos sources ?

Nizar Ben Saad : J’ai toujours refusé les clôtures étroites des genres. Le roman, lorsqu’il épouse l’histoire, se fait plus qu’un simple récit : il devient résonance, contre-champ, prolongement intime de la mémoire collective. Ce que j’écris n’est ni une biographie savante ni une fiction débridée. C’est une biographie romanesque, c’est-à-dire une vérité non seulement factuelle, mais aussi émotionnelle, sensorielle, incarnée.

Mes sources sont multiples : archives diplomatiques, que j’ai pu consulter avec un regard particulier, en tant qu’ancien fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, témoignages recueillis au fil du temps, souvenirs confiés, anecdotes parfois presque effacées. Je me suis efforcé d’exhumer les entretiens négligés, les écrits intimes, les coupures de presse, les confidences discrètes, tout ce que la mémoire collective tend parfois à reléguer dans l’ombre.

Puis, avec prudence, j’ai laissé place à la langue, non pour enjoliver ni reconstruire, mais pour tenter de restituer au plus juste la densité humaine : ses contradictions, ses élans, ses fragilités. Mon travail d’écriture, sans prétention, s’apparente peut-être à celui d’un artisan attentif, qui tente de relier les fils épars d’un récit. L’histoire, me semble-t-il, touche davantage lorsqu’elle se laisse traverser par ce qui ne s’archive pas, ces voix intérieures, ces silences chargés, ces échos de l’âme qui vibrent au-delà des faits.

 

A.H : Le philosophe de cœur, grand amateur de la muse Clio, perçoit-il à travers Leïla Trabelsi le destin de la Tunisie, entre rêves et chutes fulgurantes, espoir et impasses à répétition ?

Nizar Ben Saad : Ah ! si Leïla Trabelsi n’était qu’un personnage secondaire… Mais voilà : elle est le miroir grossissant d’une époque qui a cru pouvoir combler le vide par l’accumulation, dissimuler l’absence de sens par la parure, compenser l’absence de justice par le faste.

À travers elle, c’est une Tunisie exsangue qui se donne à voir : séduite, abusée, puis trahie. Elle incarne le rêve de l’ascension sociale dans ce qu’il a de plus poignant et de plus inquiétant. Elle fut tour à tour Cendrillon et Lady Macbeth, dans un théâtre où les décors s’effritaient tandis que le rideau peinait à tomber.

Le philosophe en moi y lit l’allégorie d’un pays pris dans la tension entre l’idéal d’émancipation et les rets de l’autoritarisme, entre la promesse d’un printemps et le retour du givre. Leïla Trabelsi, c’est la tentation de l’absolu, nourrie de blessures invisibles, et c’est pourquoi elle nous fascine autant qu’elle nous interroge.

A.H : Le monde, déjà ténébreux, s’est sauvagement obscurci depuis le 7 octobre 2023. Le monde dit « civilisé » a l’air de sombrer dans la barbarie et l’injustice car ceux-là qui soutiennent l’Ukraine contre Vladimir Poutine soutiennent Benjamin Netanyahou contre la Palestine et le Liban. Outre le deux poids deux mesures, il y a un véritable problème politique et éthique. Comment l’historien aborde-t-il cette actualité brûlante ? De quels outils disposons-nous pour y faire face ?

Nizar Ben Saad : L’historien est d’abord un veilleur. Il ne peut se contenter de contempler les ruines d’hier en feignant l’aveuglement devant les brasiers d’aujourd’hui. Le 7 octobre a ouvert une brèche, non seulement géopolitique mais aussi morale. Et ce que nous avons vu se déployer depuis lors, c’est moins un conflit de nations qu’un effondrement de l’universel. L’indignation sélective, les deux poids deux mesures, l’instrumentalisation de la souffrance, la marchandisation de la justice, sont les symptômes d’un monde qui a perdu son centre éthique.

Quels sont nos outils ? La lucidité, d’abord. Le refus de l’anesthésie émotionnelle. La mémoire, ensuite, pour ne pas répéter les crimes au nom de la raison d’État. Et enfin, l’écriture, car nommer les choses, c’est résister. Il faut oser dire, sans équivoque, que le droit à la vie, à la dignité, à la liberté, n’a ni drapeau ni frontière. L’histoire nous l’enseigne : les silences d’hier nourrissent les violences de demain.

A.H : Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ?  Quel personnage historique vous représente-t-il le plus ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Nizar Ben Saad : Recommencer ? Peut-être referais-je les mêmes pas, mais avec une attention plus grande aux silences, aux instants suspendus. Car la vie, comme l’Histoire, n’est pas faite que d’événements, mais d’interstices où l’essentiel se murmure. Un mot ? Résilience. Un arbre ? Un figuier sauvage, enraciné dans une terre aride, mais portant des fruits gorgés de soleil. Un animal ? Une huppe fasciée, messagère entre les mondes dans la tradition soufie, témoin ailé du visible et de l’invisible. Un personnage historique ? Tahar Haddad, car il fut à la fois un esprit libre, un cœur brûlant et un visionnaire solitaire.

Si je devais choisir un texte à traduire, ce serait sans doute Lella Kmar : le destin tourmenté d’une nymphe du sérail. D’abord parce que cette œuvre plonge au cœur de la Régence, période charnière pour comprendre les profondes mutations sociopolitiques de la Tunisie à la croisée de la domination ottomane et de l’installation du Protectorat. Mais aussi et surtout parce qu’elle met en lumière une figure féminine d’exception : Lella Kmar, circassienne affranchie, femme de tête et d’influence, précurseure d’une forme de modernité au féminin. Son itinéraire, traversé de drames et de résilience, mérite d’être raconté au-delà des frontières, avec la tendresse qu’impose sa vulnérabilité, la complexité qu’exige son époque, et ce tragique discret qui accompagne parfois les vies trop grandes pour leur siècle.

Aymen Hacen
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Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
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