Centenaire de Franz Kafka
Centenaire de Franz Kafka
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
De Kafka à Kafka : quelque chose d’unique et d’essentiel
Dans un texte intitulé « L’espoir et l’absurde dans l’œuvre de Franz Kafka », publié en 1943 dans la revue L’Arbalète, puis repris en appendice à l’édition définitive du Mythe de Sisyphe (1985), Albert Camus écrit : « Tout l’art de Kafka est d’obliger le lecteur à relire. Ses dénouements, ou ses absences de dénouement, suggèrent des explications, mais qui ne sont pas révélées en clair et qui exigent, pour apparaître fondées, que l’histoire soit relue sous un nouvel angle. Quelquefois, il y a une double possibilité d’interprétation, d’où apparaît la nécessité de deux lectures. C’est ce que cherchait l’auteur. Mais on aurait tort de vouloir tout interpréter dans le détail chez Kafka. Un symbole est toujours dans le général et, si précise que soit sa traduction, un artiste ne peut y restituer que le mouvement : il n’y a pas de mot à mot. » (p. 171)
Sans doute Camus a-t-il raison de vouloir voir le monde à travers le regard pénétrant de Franz Kafka, né le 3 juillet 1883 et décédé le 3 juin 1924. Nous pouvons à juste titre nous demander si le texte du futur prix Nobel de littérature (1957) a été écrit pour célébrer le 60e anniversaire de Kafka ou bien pour commémorer le 20e anniversaire de sa mort.
Quoi qu’il en soit, paraissent aujourd’hui même plusieurs titres de Franz Kafka, justement question de permettre de « relire » l’œuvre, aussi immense qu’inespérée, de celui qui avait demandé à son ami Max Brod de détruire tous ses manuscrits.
Voient le jour deux titres dans la collection Folio bilingue, Lettre au père (traduite par Bernard Lortholary) et La métamorphose, ainsi que La Sentence et Dans la colonie pénitentiaire, Le Procès, Amerika, et Le Château, trois œuvres nouvellement traduites par Jean-Pierre Lefebvre qui, en 2018, a veillé sur l’édition des Œuvres complètes en deux volumes dans la prestigieuse « Bibliothèque de La Pléiade ».
Notons également que Philippe Lançon, lauréat du prix Femina et du prix spécial Renaudot pour son récit autobiographique, Le Lambeau, en 2018, a préfacé cette nouvelle traduction du Procès : « Lire Le Procès, c’est l’expérimenter. Cela provoque du plaisir, des réflexions, des voyages, de la souffrance justement, quelque chose d’unique et d’essentiel, mais cela n’apporte aucune satisfaction. La mort pourrait en être une. Elle est réservée à K. et le lecteur, comme la honte, lui survit. »
Nous comprenons de l’intérieur ce qu’écrit Philippe Lançon : Kafka ne propose pas de remèdes miracles. Nul salut, donc, et c’est peut-être la vraie vocation de la littérature, du moins cette littérature qui est unique et substantielle : elle ne fait pas dans la dentelle ou encore dans les faux-semblants. Sans doute est-ce pour cette raison qu’elle nous interpelle et nous fait poser des questions.
Kafka dans la balance
D’où, dans la collection « Folio 3 € », ce titre interrogatif, Kafka justicier ? Morceaux choisis de Kafka présentés par Laura El Makki et Nathalie Wolff, qui a vu le jour le 2 mai dernier. Il s’agit de six extraits qui illustrent la question de la justice, bien que nous eussions aimé trouver, dans le texte de la préface par les deux autrices dont Souffle inédit a déjà présenté le travail sur Condorcet, des questions, précisément des interrogations comme dans le titre, Kafka justicier ?, car, justement, avec Kafka, il y a moyen de réfléchir, donc d’interroger, à la manière de Karl Jaspers qui écrit dans Introduction à la philosophie : « Le mot grec “philosophe” est formé par opposition à sophos. Il désigne celui qui aime le savoir, se nomme savant. Ce sens persiste encore aujourd’hui : l’essence de la philosophie, c’est la recherche de la vérité, non sa possession, même si elle se trahit elle-même, comme il arrive souvent, jusqu’à dégénérer en dogmatisme, en un savoir mis en formules, définitif, complet, transmissible par l’enseignement. Faire de la philosophie, c’est être en route. Les questions, en philosophie, sont plus essentielles que les réponses, et chaque réponse devient une nouvelle question. »
Ce propos est d’autant plus nécessaire que Laura El Makki et Nathalie Wolff concluent leur propos en ces termes : « Le regard que l’écrivain pose sur ses semblables est étranger à tout fatalisme, il combat l’arbitraire et le mensonge, anticipant les mots de George Orwell, d’Albert Camus ou de Michel Foucault. Sa vision de la justice, enfin, interroge la nôtre qui, malgré sa modernité, reste indéchiffrable par le plus grand nombre, parfois même “injuste et insatisfaisante”, selon les mots du grand pénaliste et lecteur de Kafka, Georges Kiejman (1932-2023). S’il n’est donc pas le justicier qui protège et console, Kafka fait peut-être de nous des justiciers en puissance, car il nous oblige à toujours questionner ce qui semble incontestable. » (p. 24)
Les six textes en question sont extraits des œuvres suivantes de Franz Kafka : Le Procès, Un médecin de campagne, Dans la colonie pénitentiaire, Journal, « Autres récits et fragments » (ou « Défenseurs ») et de « Liasse du Terrier ». Il s’agit de très beaux choix et de textes qui méritent d’être étudiés d’un point de vue littéraire, philosophique et bien sûr juridique, afin que les juristes (juges et avocats, sans oublier les commissaires de justice dont les huissiers et les commentaires-priseurs) sachent quelle est leur vraie vocation. C’est que, comme dans cette page de Journal datée du 22 juillet 1916, lorsque le bourreau fait irruption dans la chambre du condamné pour l’exécuter : « “C’est un conte, mais là ce n’est pas un conte.” L’accord pas tout à fait complet »
Pas de point final. « Phrase interrompue », comme c’est bien précisé dans l’ « édition intégrale, douze cahiers 1909-1923 », par Dominique Tassel du Journal (« Folio/Essais, 2021). Kafka, peut-être pas tout, mais une grande partie se trouve dans cette interruption. Qu’elle soit volontaire ou involontaire, elle nous semble traduire à merveille le génie de Kafka et sa Weltanschauung ou vision du monde, humaine, trop humaine, parce que, entre autres, consciente de la souffrance de ses semblables. À lire ou à relire les œuvres de Franz Kafka, à l’occasion du centenaire de sa mort ou éternellement, car il n’est de pareil éveilleur.
Les tigres ne mangent pas les étoiles
Souffle inédit, Magazine d’art et de culture
Une invitation à vivre l’art