Entretien avec Valeriu Stancu
« Du feu existentiel »
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Né le 27 août 1950, à Iași (Roumanie), Valeriu Stancu est écrivain, journaliste, éditeur et traducteur. Parfaitement bilingue, il est officier de l’ordre du « Mérite culturel » décerné par le président de la Roumanie ; chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres de la République Française ; membre, depuis 1990, de l’Union des écrivains et traducteurs roumains ; membre, depuis 2020, du Haut Conseil International de la Francophonie et de la Langue Française, basé à Paris ; membre du PEN Club français, et citoyen d’honneur de la ville de Iași.
Auteur d’une œuvre considérable aussi bien en roumain qu’en français, il est lauréat de nombreux prix internationaux. Le 39e numéro de la prestigieuse revue littéraire française Phœnix lui a été consacré en 2023.
Rencontre
Aymen Hacen : On dit souvent que les meilleurs francophones d’Europe sont les Roumains, de Tristan Tzara à vous-même, en passant par Mircea Eliade, Eugène Ionesco et bien sûr Cioran. Pourquoi la langue française est-elle si fertile et vivante en Roumanie ?
Valeriu Stancu : Je connais cette affirmation et je ne pense pas qu’elle soit exagérée. Les Roumains aiment la France et les Français. L’explication de ces sentiments est très simple : tout au long de notre histoire, les Français ont toujours été proches de nous et nous ont toujours aidés dans les moments difficiles, dans les situations historiques délicates et difficiles. En fait, la France elle-même se considère comme la grande sœur de la Roumanie. Depuis le XIXe siècle, la langue française a massivement enrichi notre langue et l’a modernisée, en « empruntant » un lexique issu des racines communes de la langue latine, mais qui avait évolué plus rapidement grâce aux grands écrivains et philosophes qui avaient valorisé dans leurs écrits le patrimoine linguistique reçu de leurs ancêtres, en lui donnant de nouvelles valeurs, de nouvelles connotations, par la variété, la beauté, la profondeur et l’éclat de leurs œuvres. Non seulement la langue roumaine, mais aussi la littérature roumaine se sont formées sous l’influence de la langue et de la littérature françaises, car, après s’être émancipée des écrits religieux, la jeune littérature d’une partie de l’Europe, où les langues qui l’entouraient n’étaient pas d’origine latine, s’est tournée vers l’Hexagone, d’où, à partir du XIXe siècle surtout, on a traduit massivement, notamment par des jeunes gens qui étudiaient à Paris. Lorsqu’ils sont rentrés chez eux, ils ont ramené de France toutes les idées novatrices qui, en partant de la France, avaient changé toute l’Europe.
En Roumanie, les grandes œuvres de la littérature française ont influencé les œuvres de nombreux écrivains locaux et ont contribué à former le goût du public pour la bonne littérature. Comment ne pas aimer un pays qui vous a fait tant de bien, comment ne pas aimer une nation qui a donné à l’universalité Villon, Racine, Corneille, Voltaire, Montesquieu, Diderot, Hugo, Balzac, Rimbaud, Verlaine, Nerval, Baudelaire, pour ne citer que ceux-là ?
Aymen Hacen : Comment êtes-vous vous-même devenu le poète de langue française que vous êtes aujourd’hui ?
Valeriu Stancu : Pour être honnête, je ne saurais expliquer comment j’en suis arrivé à écrire des poèmes en français !
Grâce à l’éducation de ma mère, je suis d’abord devenu un amoureux de la poésie, puis un lecteur de la littérature française dans sa version originale. Avec le temps, j’en suis venu à penser en français, et tout comme les vers de ma langue maternelle naissaient facilement dans mon esprit, je me suis retrouvé à un certain moment à remplir mes pensées de créations dans la langue que j’aime avec la même ardeur que celle avec laquelle j’aime la langue que j’ai héritée de mes parents.
Puis, en 1992, après la chute de la dictature communiste, j’ai été invité par l’éminent écrivain Arthur Haulot à la prestigieuse Biennale Internationale de Poésie de Liège. En vue de ma participation à cet important événement littéraire, le poète belge Marc Quaghebeur, avec qui j’étais ami depuis 1978, étant le premier traducteur de sa poésie dans le monde, m’a suggéré de rassembler certains de mes poèmes dans un volume qui serait présenté à la Biennale. C’est ainsi que mon premier volume de poésie est paru à l’étranger, grâce aux efforts des éditeurs et libraires Emile Van Balberghe et Alain Ferraton, avec lesquels je me suis lié d’amitié jusqu’à leur décès. Depuis lors, j’ai publié plus de 30 livres à l’étranger, en plusieurs langues, mais la plupart en français, en France, en Belgique et au Canada.
Mais je suis membre, depuis 2020, du Haut Conseil International de la Francophonie et de la Langue Française, basé à Paris, membre du PEN Club Français, Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres de La République Française et, je ne crains pas de l’avouer, je suis conscient que beaucoup de mes réalisations sont dues à la France et à la francophonie.
Aymen Hacen : Traducteur, mais plus du français vers le roumain, comment travaillez-vous et pourquoi ne pas traduire plus du roumain vers le français ?
Valeriu Stancu : Aujourd’hui encore, je travaille 12 à 14 heures par jour, mais je ne suis pas traducteur de profession, je n’ai pas gagné ma vie en tant que traducteur. Pendant ces 14 heures dédiées au travail, j’écris, je lis, je dirige une maison d’édition où aucun livre ne paraît sans mon travail. Et, bien sûr, je traduis ! Je traduis également de l’italien et de l’espagnol, mais étant tombé amoureux de la langue et de la littérature françaises dès mon plus jeune âge, après les avoir étudiées à l’université, j’ai commencé à traduire lorsque j’étais étudiant, peut-être aussi par souci d’enrichir ma connaissance de la langue et de la littérature françaises, pour élargir mon contact avec une culture impressionnante (n’oubliez pas que j’étais étudiant pendant la dictature, lorsque nous n’avions pas le droit de quitter le pays et que le seul contact avec le monde extérieur était les livres qui avaient échappé à la fureur destructrice des communistes ou qui avaient été traduits et avaient passé la terrible épreuve de la censure), la plupart de mes traductions proviennent de cette langue.
La réponse à la deuxième partie de votre question est simple : si je traduisais du roumain vers le français, je devrais toujours courir après des éditeurs en France ou dans les pays francophones, alors qu’en Roumanie, je dirige une maison d’édition et dès que je traduis un livre, je le publie, sans avoir à faire appel à la bonne volonté ou aux intérêts d’autrui. Il y a dix ans, j’ai fondé une collection de poésie universelle contemporaine à la maison d’édition CRONEDIT, que je dirige avec mon épouse Mariana Stancu, et j’ai déjà publié plus de 60 titres. Comment ai-je pu publier autant de livres à l’étranger ?
Aymen Hacen : Beaucoup de grands poètes, dont vous avez d’ailleurs connu quelques-uns, sont partis au cours de ces dernières années, dont Serge Sautreau en 2010, Édouard Glissant en 2011, Jean-Claude Pirotte en 2014, Alain Jouffroy en 2015, Yves Bonnefoy en 2016, Lorand Gaspar en 2019, Salah Stétié en 2020, Philippe Jaccottet et Bernard Noël en 2021, Michel Deguy en 2022 et récemment Guy Goffette. Comment la poésie française et francophone se portera-t-elle désormais ? De quel œil voyez-vous ce qui se fait aujourd’hui, entre ce qui est écrit et publié, et ce qui répugne au livre et se présente comme performance ou installation ?
Valeriu Stancu : Oui, malheureusement, les vraies valeurs sont parties et le monde est plus pauvre, plus sombre après leur départ. En fait, la liste est tristement longue, et je citerai encore Ghérasim Luca, Michel Camus et Georges Astalos, qui fut aussi un dramaturge très célèbre, tout comme Fernando Arrabal, qui a atteint un âge vénérable. Et nous ne parlons que des poètes ! J’ai connu personnellement beaucoup de ceux que vous avez cités, et j’ai même eu le privilège d’être l’ami de certains d’entre eux. Ce sont de lourdes pertes, mais elles font en quelque sorte partie du feu existentiel. C’est comme le relais athlétique ! Je suis convaincu que la littérature française et la littérature francophone ont suffisamment de ressources, comme elles l’ont toujours prouvé au fil des ans, pour reconstruire leur patrimoine, et qu’elles continueront à nous fournir des créateurs qui donneront un nouvel éclat à la langue et à la littérature françaises, ainsi qu’aux littératures francophones. C’est cela l’esprit français : il n’a jamais été brisé, il produit toujours des personnalités qui peuvent le faire briller et enrichir.
Je sais, vous me direz que je suis conservateur – et je le suis – mais je n’apprécie que ce qui est écrit et publié, pas les grimaces, les artifices et les carnavals. La poésie, c’est le sentiment, la profondeur humaine, la suggestion, l’émotion, pas le cirque ! La poésie est une création, la performance est un spectacle. Citez-moi un performeur qui soit aussi un grand poète ! C’est vrai, il faut savoir dire ses créations, mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Le vrai poète est un solitaire qui veut faire comprendre l’essence de sa poésie ; le performeur est un histrion qui a besoin du public, des applaudissements. Le poète essaie d’exprimer son âme, son talent, ses émotions, sa personnalité et, s’il a du talent, il atteint ce degré profondément humain et général d’exposition de ses sentiments, de sorte que ses semblables se reconnaissent en lui ; le performeur, l’histrion donc, ne cherche qu’à attirer l’attention, il recherche l’éphémère de la gloire, et non l’ennoblissement par le Verbe, par la création.
Je suis donc résolument pour le livre ! Pour le poète, pas pour le performeur !
Aymen Hacen : Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Valeriu Stancu : J’écrivais depuis l’école primaire, et lorsque j’ai dit à mon professeur que je voulais devenir écrivain, il m’a dit qu’il le pensait et m’y a encouragé. J’ai donc voulu devenir écrivain et écrire dans des magazines, ce que j’ai fait toute ma vie. Je fais partie des chanceux qui ont fait ce qu’ils voulaient dans la vie, et si c’était à refaire, je ne ferais pas un autre choix, juste celui qui s’est réalisé, qui fait partie de mon existence.
Vous m’embrouillez un peu, car je ne me suis jamais posé la question de la réincarnation.
Le mot qui peut m’incarner, qui me couvre, le mot où je pourrais me réincarner est… mot lui-même !
J’aime beaucoup les animaux, mais je ne pense pas que je voudrais me réincarner en un animal, parce que je ne peux pas m’imaginer vivre sans la capacité de raisonner, de juger, de créer. J’ai toujours été un cérébral. Chaleureux, sentimental, expansif, passionné, je ne le suis que dans mes écrits. C’est pourquoi j’ai très peu d’amis, mais de très bons amis. Cependant, je ne voudrais pas redevenir un animal, car la lutte pour la survie dans le règne animal, dans le monde des créatures non-parlantes, est très dure, basée sur l’instinct, la force, la ruse, des « qualités » qui me font défaut. Je ne me vois donc pas vivre à l’instinct ! Mais, puisqu’il faut que je vous réponde et que j’ai toujours été fasciné par le vol, par la liberté, c’est peut-être un oiseau que j’aimerais être en cas de réincarnation, mais pas un oiseau de proie, plutôt un oiseau qui enchante l’âme des gens par ses trilles, un rossignol, une alouette, un merle…
Parmi les arbres, je suis fasciné par l’if, Taxus Baccata, en raison de sa longévité, de la noblesse de son essence, mais aussi de la toxicité extrêmement élevée de son bois, qui rend cet arbre pratiquement exempt d’ennemis naturels. Mais à ce sujet, j’ai réfléchi toute ma vie à l’injustice que le Créateur a semée sur terre lorsqu’il a fait le monde : un homme qui crée, construit, juge, change le monde, vit 70 à 80 ans, alors qu’une tortue des Galapagos, qui pond toute sa vie dans le sable, vit plus de 400 ans, tandis qu’un if, qui est enraciné au même endroit, dans le vent, peut vivre jusqu’à 3000 ans !
J’ai quelques poèmes que je préfère à d’autres, mais je n’ai jamais pu en choisir un et dire catégoriquement : « c’est le poème qui me représente ». Je pense que mes poèmes les plus traduits sont, entre autres, dans le pourpre de l’ombre (Shadowy Purple) et aveuglément (Blindness), mais le choix n’a pas été fait par moi, mais par des éditeurs, des rédacteurs en chef, des traducteurs et même des lecteurs ! Bien sûr, j’aime le poème que je n’ai pas encore écrit d’un amour sans bornes, bien plus que ceux qui ont déjà été publiés. Pourquoi ? Parce que celui-là pourrait être… génial !
Souffle inédit, Magazine d’art et de culture
Une invitation à vivre l’art