« Le Faux souvenir » de Sabrina Kassa

Roman
Lecture de 6 min

Sabrina Kassa – Roman Le Faux souvenir Editions au Diable Vauvert

Par Djalila Dechache

Le Faux souvenir de Sabrina Kassa

Le Faux souvenir, Sabrina Kassa Editions au Diable Vauvert, collection Nouvelles Lunes 2024.
Un frère et une sœur relatent un souvenir précis, vécu durant leur enfance, concernant leur père aujourd’hui décédé.
L’une narre avec précision le jour où elle a vu son père prendre sa mère dans ses bras, la petite fille voit son père pour la première fois à l‘aéroport d’Alger. Elle se souvient de tout, comment elle était habillée, que son père portait un burnous marron, il avait des gardes derrière lui.
Le frère quant à lui, va narrer une toute autre histoire, la rencontre avec leur père a bien eu lieu, mais dans un bagne à Batna. Comme il est un peu plus âgé, tout porte à penser qu’il a une mémoire plus juste, plus fiable. La fille se remémore et pense que non elle n’a pas tort. Ce qu’elle va signaler à son frère. Lui, sur un ton bonhomme la calme gentiment, puis renonce à sa version beaucoup trop douloureuse et adopte celle, sublimée, de sa sœur.
A partir de là, une collision mémorielle va se jouer.
Qui a raison, qui a tort ? Là n’est pas la question.

"Le Faux souvenir" de Sabrina Kassa

A cette échelle, cela pourrait être plus dramatique, il ne faut pas pour autant minimiser la portée de ce souvenir poignant vécu par des enfants aussi jeunes, mais le transposer à l’échelle d’une nation, d’un pays, d’une guerre entre la France et l’Algérie, cela devient tout autre chose, cela relève d’une guerre des mémoires, des archives, des transmissions aux générations suivantes, et c’est un devoir de laisser une histoire nettoyée de tout transfert forcément subjectif. Comment vit-on avec ce poids ? C’est une question aux conséquences bien vivaces.
C’est tout l’intérêt et l’intelligence du livre de l’autrice Sabrina Kassa qui a tissé une histoire dans la grande en partant d’un fait intime, familial.
En réalité, il ne s’agit pas d’un Faux Souvenir mais de SON souvenir, celui qu’elle a tissé, qu’elle a métabolisé, qu’elle a rêvé et idéalisé, en accord avec elle-même, avec qui elle est et avec ce qui lui convient. Aussi ce souvenir n’est pas erroné, il est, tout simplement.
Tout comme celui de son frère, il lui appartient de la même manière que celui de sa sœur lui appartient.
Comme l’autrice le dit : « On ne dira jamais assez combien il est cruel de vivre sans illusion».

Ce petit livre a déclenché en moi des souvenirs lors de mes études en sociologie à la Fac de Nanterre. Nous avions étudié le livre d’Oscar Lewis « Les enfants de Sanchez ». Sans chercher à le relire, je me fie moi aussi à ma mémoire de jeune adulte de l’époque. Ce livre je n‘ai pas pu l’oublier parce qu‘il m’a éclairé sur moi et sur les autres.
L’anthropologue américain Oscar Lewis, dans le cadre d’une étude sur la pauvreté a interviewé une famille très modeste de Mexico, composée des membres d’une même famille. Ils ont donné des versions aussi différentes que nombreuses d’un même événement. Cela a permis de révéler que les processus de la mémoire varient d’une personne à l’autre, d’un temps à l’autre.
Le récit était très étonnant. L’ouvrage est devenu une référence depuis sa parution en 1961, il a été traduit en français en 1978.

D’une certaine manière Sabrina Kassa retrace une histoire identique.

La concernant, elle est retournée plus tard en Algérie à la recherche de son histoire et de son rêve impossible.
Elle a beau invoquer Freud avec « La mémoire n’est pas une servante fiable » combien de fois n’a-t-on pas laissé libre cours à la croyance que notre mémoire reste intacte ?
Son livre intense apporte sa contribution au travail de mémoire et au travail de deuil : « l’absence de mon père, si cruelle soit-elle m’a aussi apportée son lot de consolation ; la liberté de le rêver, et de me rêver au passage. Le voyage m’aura appris ça », écrit-elle en épilogue.
On est tenté de lui dire que c’est une chance énorme d’avoir compris et acquis cela.
Sabrina Kassa est journaliste et autrice, elle a publié plusieurs ouvrages dont des essais et deux romans qui portent sur l’histoire des algériens.

Le Faux souvenir, Sabrina Kassa Editions au Diable Vauvert, collection Nouvelles Lunes 2024.

Photo de couverture : capture d’écran d’une vidéo  TV5MONDE Info

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